Le prix de l'indépendance
dormi sur le plancher. Un élancement aigu irradiait de mon genou droit à mon aine. Les muscles de mon dos et de mes bras me faisaient atrocement mal. Avant que j’aie pu m’étirer suffisamment pour me redresser, j’entendis la voix rauque et basse de Stebbings :
— Appelez Hickman. Je… préfère être abattu… plutôt que de continuer… comme ça.
Il ne plaisantait pas.
— Je vous comprends, répondit Jamie, d’un ton grave, aussi déterminé que celui du capitaine.
Ma vision devint plus nette. De là où j’étais, je voyais les jambes de Stebbings et la quasi-totalité de Jamie assis près de lui, le front sur les genoux.
Il y eut un silence, puis Stebbings reprit :
— Puisque vous me… comprenez, allez chercher Hickman.
— Pourquoi ? Inutile de l’extirper de son lit. Si vous voulez mourir, vous n’avez qu’à retirer ce tube une fois pour toutes.
Il n’avait pas relevé la tête et semblait ivre de fatigue.
Stebbings produisit un drôle de bruit. Cela avait peut-être commencé par un rire, un gémissement ou un accès de colère mais cela se termina par un sifflement entre des mâchoires crispées. Mon corps se raidit. Avait-il vraiment tenté de le retirer ?
Non. Je l’entendis remuer et vis ses pieds se tordre comme s’ils cherchaient une position plus confortable. Jamie poussa un gémissement en se penchant pour l’aider.
— Que… quelqu’un… ait au moins… la satisfaction… de me voir… mourir, grogna Stebbings.
Jamie se releva et s’étira longuement.
— C’est moi qui vous ai fait ce trou dans la poitrine. Or, de vous voir mourir ne me procurera aucune satisfaction.
Il était aussi perclus que moi et était certainement au-delà de l’épuisement. Je devais à tout prix me lever et l’obliger à s’allonger. Il continua à parler à Stebbings sur un ton détaché, comme s’il discutait d’une théorie philosophique abstruse.
— Quant à faire plaisir au capitaine Hickman… Pourquoi ? Vous vous sentez redevable envers lui ?
— Non ! Mais… c’est une mort propre… rapide.
— Oui, c’est ce que j’ai pensé aussi, quand j’étais à votre place, dit Jamie d’une voix endormie.
Stebbings émit un grognement interrogatif. Jamie soupira et releva un pan de son kilt.
— Vous voyez ça ?
Son index suivit une ligne irrégulière partant du dessus du genou jusqu’à son entrejambe.
Stebbings poussa un autre grognement, cette fois intéressé. Jamie laissa retomber son kilt en expliquant :
— Un coup de baïonnette. Pendant deux jours, je suis resté couché, rongé par la fièvre. Ma jambe a enflé et s’est mise à puer. Quand l’officier anglais est venu pour nous faire sauter la cervelle, j’étais soulagé.
— Culloden ? demanda Stebbings. J’en… ai entendu… parler.
Jamie ne répondit pas. Il bâilla sans prendre la peine de se couvrir la bouche puis se massa le visage. Il y eut un long silence. Je pouvais percevoir la colère de Stebbings, sa douleur et sa peur, mais il y avait une vague note d’amusement dans son souffle rauque.
— Vous… allez… vous faire… prier ?
— C’est une trop longue histoire et je ne tiens pas à la raconter. Disons simplement que je voulais qu’il m’achève de tout mon cœur et que cette ordure refusait.
L’air dans la cale était rance, saturé par les effluves changeants du sang, du travail acharné et de la maladie. J’inspirai profondément et sentis l’odeur des hommes, une émanation cuivrée et piquante, sauvage, rendue amère par l’effort et l’épuisement. Les femmes ne dégageaient jamais une odeur pareille, pensai-je, même dans les situations les plus extrêmes.
Après un autre silence, Stebbings demanda d’une voix lasse :
— C’est par vengeance, alors ?
— Non, répondit lentement Jamie. Appelons ça plutôt le paiement d’une dette.
Une dette ? Envers qui ? Envers lord Melton qui, en homme d’honneur, avait refusé de le tuer et l’avait renvoyé chez lui caché dans une carriole pleine de foin ? Envers sa sœur, quiavait refusé de le laisser mourir et l’avait ramené à la vie par la seule force de sa volonté ? Envers tous ceux qui étaient morts alors qu’il avait survécu ?
Je m’étais étirée suffisamment pour pouvoir me lever mais n’en fis rien. Il n’y avait pas d’urgence. Les hommes s’étaient tus, leur respiration se fondant dans celle du navire, dans le soupir de la mer à l’extérieur.
Puis je compris. J’avais souvent
Weitere Kostenlose Bücher