Le prix de l'indépendance
son cousin avait perdu un des boutons en argent de sa veste. Adam ajouta :
— Je jurerais avoir aperçu une ou deux de ces putains dans le camp.
— Sir Henry t’a envoyé faire un recensement ? Ou tu passes tellement de temps avec les filles à soldats que tu les connais toutes par…
Il fut interrompu par des bruits provenant de l’une des maisons. Des cris… mais ce n’était plus le joyeux chahut qui résonnait un peu plus tôt. On entendait un homme vociférer et des hurlements féminins.
Les cousins échangèrent un regard puis s’élancèrent vers la source du raffut.
Celui-ci doubla de volume à mesure qu’ils approchaient. Lorsqu’ils arrivèrent à hauteur de la dernière maison, ils virent un groupe de soldats débraillés en jaillir, suivis par un lieutenant trapu auquel William avait été présenté dans la chambre d’Adam mais dont le nom ne lui revint pas. Il traînait par le bras une femme à moitié nue.
Le lieutenant avait perdu sa veste et sa perruque. Ses cheveux noirs étaient coupés ras et implantés bas sur son front ce qui, ajouté à sa corpulence, lui donnait un air de taureau sur le point de charger. De fait, il pivota et d’un coup d’épaule envoya la femme s’écraser contre le mur. Il était très soûl et proférait des insanités incohérentes.
— Une poivrière !
William ne vit pas celui qui avait parlé mais le mot fut repris dans des murmures excités et une humeur malsaine se propagea dans le groupe.
— Une poivrière ! C’est une poivrière !
Plusieurs femmes étaient apparues sur le seuil. On ne pouvait distinguer leurs traits mais elles étaient visiblement effrayées, se blottissant les unes contre les autres. L’une d’entre elles cria quelque chose et tendit un bras mais ses compagnes la retinrent et la tirèrent à l’intérieur. Le lieutenant brun ne la remarqua pas, trop occupé à rouer la femme de coups de poing dans le ventre et les seins.
— Hé, tout doux !
William s’apprêtait à intervenir mais plusieurs mains lui agrippèrent les bras et le retinrent.
— Poivrière ! scandaient les hommes, rythmant les coups du lieutenant.
Une poivrière était une putain vérolée, ce que la femme était effectivement. Lorsque le lieutenant interrompit ses coups et poussa la malheureuse dans le halo d’une lanterne, William aperçut son visage couvert de pustules.
— Rodham ! Rodham !
Adam criait le nom du lieutenant en essayant de l’approcher mais les autres formaient barrage et le repoussaient sans cesse tout en beuglant « poivrière » de plus en plus fort.
Les prostituées reculèrent précipitamment quand Rodham projeta sa victime sur le seuil. William se débattit et parvint à forcer le barrage mais, avant qu’il ait pu atteindre le lieutenant, celui-ci brisa la lanterne contre le mur et jeta l’huile brûlante sur la putain.
Il fit un pas en arrière, écarquillant des yeux incrédules, abasourdi par ce qu’il venait de faire. La femme s’était relevée d’un bond et décrivait des moulinets paniqués avec les bras tandis que les flammes embrasaient sa chevelure et sa chemise vaporeuse. En quelques secondes, elle se transforma en torche vivante, hurlant d’une voix mince et stridente qui s’éleva au-dessus de la cacophonie et résonna jusque dans le cerveau de William.
Les hommes battirent en retraite en la voyant chanceler vers eux, les bras tendus dans un vain appel à l’aide, à moins qu’elle n’ait voulu les immoler à leur tour. William resta cloué sur place, son corps tout entier tendu par le besoin d’agir, l’impossibilité de faire quoi que ce soit et un écrasant sentiment de catastrophe. Une douleur insistante au bras lui fit tourner la tête et il vit Adam à ses côtés, livide et ruisselant de transpiration, lui enfonçant les doigts dans les muscles de l’avant-bras.
— Partons ! chuchota Adam. Pour l’amour de Dieu, filons d’ici.
La porte du bordel s’était refermée dans un claquement. La femme en flammes se jeta contre elle, paumes pressées contre le bois. Une odeur de chair grillée avait envahi la ruelle et William sentit la bile lui remonter à nouveau dans la gorge.
— Allez crever en enfer ! Que vos sales bites vous pourrissent entre les jambes !
Le cri venait d’une fenêtre plus haut. Levant la tête, William vit une prostituée qui agitait le poing en direction des hommes. Il y eut des grognements et l’un des hommes lui répondit par une insulte ; un autre ramassa un
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