Le prix du sang
silence.
Les petits secrets entre eux ne troublaient pas la jeune fille. Toutefois, celui-là paraissait dâautant plus lourd à porter quâil la bouleversait.
â Ne fais pas cela. Je vais mourir dâinquiétude.
Le garçon se pencha pour lui embrasser le front, puis reprit son bras pour marcher à nouveau.
â Si la conscription nous pend au bout du nez, je ne serai pas épargné. Dans ce cas, autant me porter volontaire.
â Pourquoi? Le sens du devoir? Le souci dâépargner la conscription aux autres? Ramener la paix entre Français et Anglais au Canada? Sauver lâEurope des hordes barbares venues dâAllemagne?
La liste un peu longue fit sourire le garçon. Curieusement, lui aurait commencé avec : « Mieux me connaître, dans une situation de péril extrême. » Grandir au sein dâun trio de femmes aimantes, au milieu de robes et de jupons, lui permettait assez mal de prendre sa propre mesure.
â Au moment de partir, consentit-il après une pause, Alfred a commenté lâair de liberté de Paris. Ce serait dommage de le laisser disparaître.
â Lâargument dâOlivar Asselin⦠lui fit réaliser Thalie. Tu risques de te faire tuer.
â Cela arrive parfois, Ã la guerre.
Ils se trouvaient devant la porte de la boutique. En cherchant sa clé dans sa poche, le jeune homme dit encore :
â Tu ne lui en diras pas un mot, nâest-ce pas?
â Bien sûr que non. Cependant, elle doit sâen douter. Tu mâentraînes dans tous les rassemblements politiques depuis un an.
Cette façon de présenter les choses lui fit lever un sourcil. Savoir qui entraînait lâautre demanderait une longue enquête. Il voulut pousser la porte, mais elle posa la main sur la sienne pour arrêter son geste.
â Si jamais la guerre dure encore deux ans, moi aussi, je mâenrôlerai. Câest lââge minimum pour joindre le corps des infirmières. Tu sais quâIrma Levasseur est passée en Serbie afin de servir dans les hôpitaux militaires?
Très vite, Mathieu évalua à un an la durée de la formation dâune infirmière. Si la guerre durait jusquâen 1919, elle pourrait y aller. Sa participation hâterait-elle le dénouement du massacre? Cela renforça sa résolution de sâenrôler.
* * *
Tout en marchant en direction de la Grande Allée, Ãdouard se remémorait sa première expérience de ce genre, exactement neuf ans plus tôt. Le premier janvier 1908, sa visite chez Ãlise Caron témoignait bien de sa sottise : elle se trouvait en présence du fils Brunet, un pharmacien promis à un bel avenir. Aujourdâhui, celui-ci était à la tête de son propre commerce. Durant un court laps de temps, il se demanda ce quâaurait été son avenir avec la jolie brune.
â Ce matin, deux marmots auraient développé des cadeaux en riant⦠grommela-t-il entre ses dents.
Lâidée contenait quelque chose de séduisant et dâeffarant, tout à la fois. Au moment de sâapprocher de la grande maison ornée dâune porte majestueuse, il prononça encore pour lui-même :
â Dans un an exactement, jâespère ne pas devoir effectuer encore une visite de ce genre⦠Et dâici là , je devrais cesser de parler tout seul dans la rue, avant que les passants ne sâinquiètent de ma santé.
Le heurtoir de bronze résonna sèchement contre lâhuis de chêne. Une domestique vint ouvrir après une minute.
â Je viens présenter mes meilleurs vÅux à la famille.
â ⦠Bien sûr, monsieur Picard, déclara la jeune femme en le laissant entrer.
Depuis près de deux mois, il fréquentait cette demeure. Sa présence nâavait plus de quoi surprendre. Il remit son chapeau à la bonne, qui lâaccrocha à la patère, et commença à se défaire de son paletot.
â Vous pourrez le suspendre. Je vais chercher mademoiselle.
â Si vous le permettez, je vais vous souhaiter la bonne année aussi, comme à la campagneâ¦
Le jeune homme sâinclina avec lâintention de poser une bise sur la joue de la domestique. Elle sâesquiva sans mal, puis prononça en riant au moment de disparaître dans le couloir :
â Bonne année à vous aussi, monsieur
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