Le prix du sang
Picard.
Trois minutes plus tard, Ãvelyne se présenta dans lâentrée, un peu rougissante, un rappel amusant de la couleur de sa robe de laine.
â Ma chérie, commença-t-il en se penchant sur elle, je te souhaite la meilleure année possible, avec tout ce que tu désires.
Le dernier mot, prononcé à un pouce à peine de son oreille, coula comme une caresse. Les lèvres se posèrent sur sa joue, douces et légères. La main sur sa hanche, lâautre sur son épaule, ajoutaient au trouble exquis. Elle lui souffla à son tour :
â à toi aussi, Ãdouard, tout ce que tu désires.
â De cela, tu es un peu responsableâ¦
à Noël, au moment où elle ouvrait son présent, une jolie montre-bracelet â « Pour que tu comptes les heures avec moi », avait osé le visiteur â, la jeune femme avait enfin consenti au tutoiement, une familiarité un peu audacieuse.
Ãdouard embrassa encore lâautre joue alors que ses mains exerçaient une pression légère. En se relevant, il saisit celles de sa compagne et tint les doigts dans les siens. Elle leva vers lui un visage souriant, comme absorbée par sa présence. à la fin, il dit à voix basse, amusé de son trouble :
â Ne conviendrait-il pas que je salue aussi tes parents?
â ⦠Oui, bien sûr. Excuse-moi, je suis si distraite.
Quelques minutes plus tard, elle le guidait dans un salon bourgeois. à son entrée, le couple dans la jeune cinquantaine se leva. Le visiteur tendit la main à la femme, se pencha pour embrasser chastement sa joue, puis déclara avec un sourire parfait :
â Madame Paquet, jâespère que 1917 comblera tous vos souhaits.
Un second baiser atterrit sur lâautre joue.
â Je vous souhaite le meilleur, jeune homme. Mais Serait-ce une bénédiction si la vie comblait tous mes désirs dès cette année? 1918, et toutes les années subséquentes, se révéleraient bien ennuyantes, si votre vÅu se réalise.
â Je dois être un peu impatient. Désormais, je mâinspirerai de votre sagesse.
Il se tourna ensuite vers le maître de la maison et lui tendit la main en disant :
â Jâexagérerai encore un peu, jâen ai peur, en reprenant les mots de feu mon oncle Alfred : « Je vous souhaite le paradis avant la fin de vos jours, maître Paquet ».
Lâavocat saisit la main, puis consentit : « à vous aussi », un peu machinalement. Un moment plus tard, assis sur un canapé à côté de la cadette de la famille, Ãdouard demanda une tasse de thé à la domestique venue sâenquérir de ses désirs. Pour rompre le silence embarrassé, lâhôte demanda :
â Malgré les circonstances présentes, les affaires de votre père demeurent bonnes, je crois.
Les visites fréquentes du jeune homme en faisaient un candidat « sérieux » au mariage. Cela autorisait le père de la débutante à poser des questions indiscrètes sur ses espérances.
â La situation se révèle compliquée. Tout le monde à Québec profite de lâabondance du travail, les salaires évoluent à la hausse. Dâun autre côté, nous avons beaucoup de mal à nous approvisionner, et les prix de vente doivent être augmentés en proportion.
â Nous entendons sans cesse parler dâinflation. Même Armand Lavergne, dans ses discours-fleuve, évoque autant la vie chère que la conscription pour agiter la populace.
Lâinquiétude des célibataires à lâégard du recrutement obligatoire se doublait dâun sentiment de colère contre les « profiteurs de guerre ». Des personnes réalisaient des profits colossaux grâce aux commandes militaires, mais aussi en élevant les prix des biens de consommation courants.
â Pour dire vrai, précisa le visiteur, les gages évoluent à peu près au même rythme que les prix. Je soupçonne nos bonnes gens de percevoir seulement les mouvements des seconds. Nous vendons autant, et nos profits demeurent aussi bons quâen 1914.
Lâavocat présenta une mine rassurée. Thomas Picard conservait depuis vingt ans la réputation dâêtre un entrepreneur avisé. Le magasin de la rue Saint-Joseph demeurait le lieu idéal pour faire ses
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