Le prix du sang
vous voir. Aidez-moi à ouvrir un passage.
à deux, ils dégagèrent un espace de deux verges de circonférence. Puis, le député fédéral de Rivière-du-Loup pencha la tête dans lâembrasure de la porte de la voiture et prononça quelques mots inaudibles. La silhouette gracile se découpa bientôt, affreusement démodée dans sa redingote noire et son pantalon gris. Le haut-de-forme étirait encore son corps longiligne. Dans un silence recueilli, Wilfrid Laurier posa les pieds sur le quai.
â Monsieur Picard, commença-t-il en tendant la main, quel plaisir de vous revoir.
â Un plaisir qui ne se produit pas assez souvent.
Lâancien premier ministre demeurait dâune élégance remarquable. Ses cheveux de neige, toujours portés très longs en dépit de la mode, caressaient le col de celluloïd.
â Ne me disputez pas pour cela. Vos reproches doivent aller à Robert Borden, qui nous prive dâune élection depuis trop longtemps.
Puis, après un moment de silence, lâhomme poursuivit :
â Honnêtement, je ne le lui reproche pas. Le pauvre homme a déjà tellement sur les épaules.
Des chefs dâÃtat de son ampleur sâélevaient sans mal au-dessus de la politique partisane dans les moments de crise nationale.
Autour dâeux, les jeunes militants libéraux recommençaient à sâexciter devant le grand homme. Lapointe prononça de sa meilleure voix, celle qui atteignait lâoreille de tous ses électeurs lors dâune assemblée tenue en plein air un jour de grand vent :
â Messieurs, reculez-vous un peu, laissez-nous un passage.
à regret, le petit rassemblement se divisa en deux, comme la mer Morte devant Moïse. Laurier tenait le bras de son organisateur politique de ses longs doigts frêles. Le marchand regarda la peau parcheminée, adapta son pas à celui, plus lent, du visiteur. Le député du Bas-Saint-Laurent marchait devant, les bras écartés, comme pour indiquer la ligne invisible à ne pas dépasser.
â Monsieur le premier ministre, ma voiture se trouve juste devant la gare. Mon fils nous conduira à la salle Saint-Pierre.
Pour Thomas, un seul homme méritait ce titre. La présence des conservateurs au pouvoir, avec Borden à leur tête, lui paraissait une anomalie devant être corrigée dès le prochain rendez-vous électoral.
â Votre fils Ãdouard? Ce gamin a le droit de conduire une voiture?
Soudainement, le commerçant ressentit une vague inquiétude. Le vieux chef, the silver tongue , disaient les Canadiens anglais, saurait-il encore jouer au sauveur pour refaire lâunité du pays?
* * *
La salle Saint-Pierre cédait en majesté à lâAuditorium de Québec. Toutefois, elle se trouvait dans le comté de Québec-Est, le fief de Wilfrid Laurier depuis 1877. Le grand homme en était le député depuis maintenant trente-neuf ans. Même les orages nationalistes des dernières élections avaient laissé son socle indemne. Dans de nombreux salons canadiens-français, sa photographie figurait entre celle du cardinal Bégin et la croix de la tempérance, comme une icône dâun nouveau culte.
Un peu comme la veille dans la Haute-Ville, le premier ministre provincial présenta le visiteur venu dâOttawa à une foule survoltée, composée en partie de travailleurs, en partie dâétudiants du Petit Séminaire et de lâUniversité Laval. Les cris « Vive Laurier! » et « à bas la conscription! » couvrirent totalement les paroles dâintroduction du petit homme. Pourtant, un silence recueilli tomba sur la vaste salle quand la silhouette à la belle tête couronnée de cheveux blancs, frêle dans sa redingote noire, mince au point de paraître fragile, sâavança devant la scène.
Puis, la voix envahit lâespace, forte comme au temps des grandes assemblées du siècle précédent. Lâimpression de faiblesse céda la place à une puissance mystérieuse, empreinte de sérénité.
â Lâhistoire a montré le courage de notre race. Sur toutes ses pages glorieuses se trouve un peu de notre sang. Le sort des armes nous a donné une nouvelle métropole. Nos ancêtres se sont soumis à la divine Providence, à ses mystérieux desseins. Ce sont eux
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