Le prix du sang
qui ont préservé notre contrée dâune annexion aux Ãtats-Unis. Dâabord lors de la grande révolution dans ces pays, puis encore à Châteauguay.
Ce genre de retour dans le passé, pour rappeler la gloire des aïeux venus de France, figurait dans tous les discours, surtout depuis que le pageant de 1908 avait ravivé la présence de tous ces noms dans les mémoires. Borden avait usé du même procédé vingt-quatre heures plus tôt. Tous sâattendaient toutefois à ce que la suite diffère totalement, tant dans le ton que dans le contenu. Ce ne serait pas exactement le cas.
â Aujourdâhui, nos deux mères patries, lâancienne, à qui nous devons la fidélité de lâenfant pour celle qui lui a donné la vie, et la nouvelle, qui a gagné notre loyauté au cours du dernier siècle et demi, réclament notre aide. Le militarisme prussien menace la liberté. Ces deux pays appellent au secours. Aux yeux du monde entier, laisserons-nous lâimage de lâches qui refusent dâentendre les appels à lâaide?
Personne ne pouvait huer ou siffler Wilfrid Laurier. Armand Lavergne, assis dans les premiers rangs, contemplait lâami intime de sa mère. Cet homme lui avait écrit régulièrement pendant ses années de pensionnat, lâavait conseillé sur son choix de carrière, avait surveillé ses premiers pas en politique avec un sourire bienveillant, même quand ses excès de langage le transformaient en une nuisance pour le Parti libéral.
à son admiration sans borne se mêlait toutefois un malaise profond, celui du nain ambitieux face au géant. La stature de Laurier agissait comme le révélateur de la médiocrité des réalisations du trublion quâil était. En lui, les élans dâamour se disputaient avec une jalousie sourde, délétère comme un acide.
â Nous devons nous enrôler, déclara le vieil homme dâune voix grave. Je regrette dâêtre si vieux, je ne peux plus le faire. Je regrette de ne pas avoir dâenfants, ils feraient leur devoir pour moi, à la fois pour la France et le Royaume-Uni.
Cet effort de rhétorique fut accueilli par un silence lugubre. De toute façon, les enfants de Laurier, sâil en avait eus, seraient maintenant quinquagénaires. Bien sûr, il y avait la rumeur tenace. Ãdouard Picard se retourna vers Lavergne, assis à côté de lui, mais résista à la tentation de lui donner un coup de coude pour souligner ces paroles. Surtout que lâautre rougissait sous son regard ironique et serrait fortement les mâchoires.
â Certains voudraient relier le sort de nos frères en Ontario, ou ailleurs au Canada, en regard de la langue de lâinstruction, à la participation à la guerre. La justice nous sera rendue si nous participons, en ce moment de grand péril, à la défense de la liberté, de concert avec nos compatriotes dâune autre origine.
â Que ces compatriotes-là nous rendent dâabord justice, grommela Lavergne entre ses dents à lâintention de son voisin. Nous verrons ensuite, au sujet de lâenrôlement.
Dans la salle, le bruissement des commentaires sâéleva. Venue à cette grande assemblée afin de crier son opposition à la conscription, lâassistance se voyait recommander de se joindre à lâarmée par le plus grand parmi les siens.
â Je vous ai bien entendus crier contre lâenrôlement obligatoire, tout à lâheure. Lâidée même de la conscription répugne aux esprits libéraux. Les hommes courageux acceptent de faire leur devoir avec joie; les y forcer enlève toute noblesse, toute grandeur au sacrifice. Des pays comme la France ou le Royaume-Uni y ont pourtant recours, en ce moment de grand danger. Parfois, un mal devient nécessaire pour nous préserver dâun mal plus grand encore.
Le murmure dans la salle sâaccentua encore un peu. Pourtant, personne nâosait hurler des insultes, interrompre lâorateur ou lâempêcher de prononcer son discours.
â Personnellement, je suis contre la conscription.
Cette fois, la foule laissa éclater un tonnerre dâapplaudissements. Les mots attendus depuis le début résonnaient enfin.
â Enrôlez-vous de façon volontaire. Cela seul vous protégera de la cÅrcition. Si
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