Le prix du sang
achats.
â Vous travaillez sous la direction de votre père?
La question, de convenance, méritait une réponse honnête :
â Depuis la fin de mes humanités classiques, oui, et même auparavant, depuis lâété de mes quatorze ans. Papa tient à me voir assumer la direction de chacun des rayons, lâun après lâautre, avant de pouvoir lui succéder.
La référence à lâenseignement secondaire devait établir lâappartenance du prétendant au nombre des gens respectables. Lâaisance à citer des auteurs latins demeurait encore un sauf-conduit dans ce monde étriqué. Il desservit toutefois sa cause en ajoutant, mal à propos :
â En quelque sorte, il sâagit de ma formation professionnelle : lâuniversité du commerce de détail, si vous me permettez cette expression.
Lâavocat donna son assentiment de la tête, tout en songeant : « Petit présomptueux, comparer lâapprentissage de la vente au détail aux études supérieures ». Ãvelyne perçut le changement subtil dans lâatmosphère. Elle proposa timidement :
â Ãdouard, je pourrais profiter de ta compagnie pour aller chez les voisins présenter mes vÅux. Mon frère a quitté la maison tôt ce matin.
Ce genre de visite plutôt innocente nécessitait tout de même une escorte. Lâalcool aidant, les bises du premier de lâAn se révélaient parfois un peu insistantes.
â Ce sera avec plaisir.
Il se leva en même temps que la jeune fille et salua ses hôtes en réitérant ses bons souhaits. Se livrer avec elle au rituel de la tournée des familles alliées témoignait du sérieux de leur relation. Chacun comprendrait quâils se voyaient pour le « bon motif ».
Le bruit de la porte dâentrée fermée dans le dos du couple agit comme un signal. Maître Paquet prononça sur un ton amusé :
â Je suppose quâavec le temps, Picard saura instiller un peu de sens à ce garçon.
Son épouse se pencha pour prendre une revue sur la table basse en face de son fauteuil, mais préféra ne pas sây plonger tout de suite.
â Tu trouves quâil représente un bon parti?
â Ma foi, son père doit lui verser un traitement raisonnable, puis un jour, il héritera de lâaffaire.
â Lâargent nâest pas toutâ¦
Lâhomme laissa échapper un rire bref avant de remarquer :
â Dans la mesure où un homme en a suffisamment, effectivement, il peut sâautoriser le luxe de dire que ce nâest pas tout⦠Une femme aussi, je suppose.
La précision tenait à la politesse : une femme mariée ne possédait rien : sa prospérité tenait à celle dâun époux. La maîtresse de maison sâagita un peu dans son fauteuil et continua après une hésitation :
â Depuis quelques semaines, des voisines évoquent très généreusement devant moi des rumeurs sur le jeune Picard. Il semble avoir fréquenté tous les salons de la Haute-Ville.
â ⦠Certains ont un peu de mal à arrêter leur choix. Toutefois, il ne va nulle part ailleurs, maintenant. Il paraît désireux de se ranger.
Lâépouse se mordit la lèvre inférieure, intimidée. Elle arriva finalement à formuler son inquiétude la plus vive, tout en fixant les yeux sur la porte du salon, résolue à sâarrêter si une domestique venait :
â à voix basse, quelquâun mâa confié que ce garçon alternait ses fréquentations entre la Basse-Ville et la Haute-Ville depuis des années.
Par un chemin bien tortueux, les confidences de Fernand Dupire à sa mère atteignaient les oreilles de lâépouse dâun avocat prospère, membre éminent du Parti libéral. Lâhomme demeura songeur un moment, puis admit :
â Je ne savais pas. Au fond, le plus important reproche que je peux lui faire est son imprudence politique. En sâaffichant depuis si longtemps en compagnie de Lavergne, il nuit à sa réputation.
â Ãvelyne paraît tellement entichée de lui. La pauvre demeure si innocente, alors que de son côtéâ¦
Même au sein dâun couple vieux de trente ans, certains sujets demeuraient intimidants. Son époux prit sur lui de
Weitere Kostenlose Bücher