Le prix du sang
le sacrifice librement consenti suffit à donner au contingent canadien lâampleur nécessaire, aucune autre mesure ne sera requise.
Ces mots eurent lâeffet dâune douche froide sur les spectateurs. Pour des gens opposés à la participation à la guerre, y aller de leur plein gré ne sâavérait guère mieux quây être forcé. Plusieurs personnes présentes se remémoraient sans doute lâimage popularisée par Lavergne au début de lâannée : mordu par un chien ou par une chienne, lâeffet demeurait le même. Lâexpression valait pour plusieurs situations.
â Surtout, rappelez-vous que le Canada continuera dâexister après la victoire. Les divisions nées des querelles présentes survivront à la guerre. Ceux qui jettent la discorde aujourdâhui entre les compatriotes de diverses origines ne sauront peut-être pas comment calmer les choses, dans le futur. Dans ce genre dâaffrontements, les Canadiens français nâobtiendront jamais rien de bon.
Wilfrid Laurier conclut son invitation à joindre en grand nombre les rangs de lâarmée par des commentaires alarmistes à propos de la situation sur le front européen. La foule, devenue morose, entendait ses paroles sans vouloir les comprendre. Au contraire, la plupart commençaient à croire que le grand homme arrivait au terme dâune brillante carrière. Dâautres héros devraient se révéler bientôt aux Canadiens français.
* * *
Une quarantaine de minutes plus tard, au moment où le tramway sâengageait dans la côte de la Montagne avec un nombre anormalement élevé de passagers pour un vendredi soir, Mathieu et Thalie sâaccrochaient à la même courroie de cuir pendue au plafond de la voiture. Les places assises revenaient à des personnes plus âgées quâeux.
â Le vieux chef a raison, dit le garçon à voix basse, soucieux de ne pas être entendu.
Autour dâeux, des étudiants se montraient véhéments dans leur condamnation des paroles de Wilfrid Laurier. Les quolibets retenus devant lui fusaient maintenant sans retenue.
â Sur les événements à venir?
â Les trois-quarts des Canadiens accusent les autres de lâcheté, sinon de trahison. Comme la guerre ne se terminera pas bientôt, les relations vont se détériorer encore. Comme dans un couple condamné à vivre ensemble, mieux vaut ne pas multiplier les insultes en soirée, sinon le moment du coucher sera mouvementé.
â Oh! Tu te préoccupes maintenant aussi des relations matrimoniales, commenta Thalie en riant.
Une fois par mois peut-être, le jeune homme adressait une lettre au contenu fort innocent au couvent des ursulines. Le ton prudent, tout comme un prénom féminin sur le rabat de lâenveloppe et au bas de la missive, permettaient de tromper les yeux inquisiteurs et indiscrets dâune vieille religieuse. Une fois déjà , sa sÅur avait pris le thé au Château Frontenac avec une Françoise Dubuc toute rougissante, surtout que des jeunes hommes sâétaient permis de lâinviter à danser. Quand ces importuns furent repoussés, la jeune fille avait passé une heure à chanter les louanges de son grand frère, au-dessus de petits biscuits et dâune tasse de thé. Elle comptait même récidiver à lâoccasion.
â Ne te moque pas, le sujet est sérieux, commenta Mathieu dâune voix sévère.
â Lequel? Les relations matrimoniales ou celles entre les Français et les Anglais?
â ⦠Les deux.
La réponse fut accompagnée dâun sourire amusé. Le tramway sâarrêta en face du marché Montcalm. Le frère et la sÅur convinrent dâeffectuer le reste du trajet à pied. Thalie demanda, au moment où ils sâapprochaient du magasin :
â Si Laurier a raison au sujet de la division du pays, il a sans doute aussi raison de recommander lâenrôlement.
â Oui. Sinon, la conscription deviendra inévitable, et les querelles plus vives encore.
Elle sâarrêta, le força à lui faire face dans le halo dâun réverbère avant de poursuivre :
â Cela signifie que tu y songes sérieusement.
â Depuis quelques semaines.
â Si maman lâapprendâ¦
â En conséquence, mieux vaudrait garder le
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