Le prix du sang
homme de la maison depuis quelques minutes, frappa doucement du bout du majeur sur la surface de la porte, pour entendre bientôt un « Câest samedi, pas dâécole » ensommeillé.
â Je dois te parler⦠je peux entrer?
Le garçon avait entrouvert afin de mieux se faire entendre, tout en se tenant en retrait, attentif à la pudeur de lâadolescente. Le ton de sa voix avait suffi à jeter le désarroi dans lââme de sa jeune sÅur. Elle glissa dâune voix soudainement fort préoccupée :
â Oui, tu peux.
Mathieu pénétra dans la pièce toute en longueur, traversa la première section, où lâélève à la fois rebelle et studieuse sâefforçait avec un succès rassurant de se maintenir première de sa classe. Au-delà , il atteignit la seconde, encombrée dâun lit étroit, dâune commode, dâune chaise et dâune grande ottomane placée juste sous la fenêtre donnant sur la rue.
Thalie Picard se tenait maintenant assise sur sa couche, filiforme dans sa chemise de nuit de lin écru, ses longs cheveux épais, bouclés et dâun noir profond lui retombant sur les épaules. Le vêtement laissait deviner la courbe de seins naissants. Quiconque lâapercevait maintenant imaginait sans mal la jeune femme quâelle serait bientôt : menue et très forte tout à la fois, comme une lame dâacier trempé, incapable de faire quoi que ce soit sans passion⦠ou de ne pas se passionner pour chacune de ses entreprises.
Lâadolescente fixait sur son frère ses grands yeux dâun bleu si sombre que, dans la pénombre de la chambre, ils paraissaient en obsidienne.
â Câest papa, articula-t-elle dâune voix blanche, comme une exhalaison.
Mathieu se doutait déjà que cette conversation serait plus troublante pour lui que pour elle. à la fin, il ne put faire mieux quâesquisser un signe de tête.
â Il est mort, poursuivit Thalie.
Puis, elle enchaîna après une courte pause :
â La nuit dernière, juste après que je me sois endormie, il est entré dans cette pièce, dâun pas très léger, comme flottant sur le plancher, pour mâembrasser ici.
Du bout de son index droit, elle désignait lâendroit juste au-dessus de son sourcil.
â Mais câestâ¦
Mathieu nâosa pas ajouter «impossible ». Jamais, jusque-là , la fillette nâavait accepté de se soumettre à ce concept idiot.
â Ses lèvres étaient fraîches, comme mouillées, et une odeur de vase sâéchappait de lui.
Deux grosses larmes quittèrent les commissures de ses yeux pour couler sur ses joues, mais aucun sanglot ne secouait ses épaules, aucun étranglement nâéraillait sa voix.
â Je ne voulais pas quâil parte, continua-t-elle en fouillant dâune main sous son oreiller. Mais je suppose que chacun doit suivre son chemin. Les avertissements des autres ne servent à rien⦠En tout cas, je préfère ne pas écouter ceux que lâon mâadresse.
Mathieu se remémora les étranges crises de lâadolescente pour convaincre son père dâajourner son voyage. Aux « pourquoi? » de son père, souvent répétés, dâabord dâune voix douce, puis ensuite avec une pointe dâimpatience croissante, elle fermait la bouche et répondait en secouant la tête, impuissante à mettre des mots sur ses appréhensions.
Avec un trouble inquiet, au moment où il lisait le livre Les sorcières de Michelet plus tôt dans lâannée, Mathieu avait réalisé que sa petite sÅur nâaurait pas traversé sans mal le XVI e ou le XVII e siècle. Elle prétendait entendre des voix muettes pour tous les autres, identifier des silhouettes dans les coins obscurs⦠et parfois « sentir des choses ».
Lâadolescente trouva enfin la lettre soigneusement cachetée dissimulée sous son oreiller. Comme si elle avait été convaincue à lâavance que les services de la poste royale canadienne se révéleraient inutiles pour lâacheminer à son destinataire, le pli sâornait dâun seul mot, tracé en grandes lettres rondes : « PAPA ». Thalie tenait lâenveloppe du bout des doigts, comme un bijou à la fois précieux et
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