Le prix du sang
lâescorter à lâintérieur.
â Curieux phénomène! Jâai droit à des adieux à la pièce. Dâabord Thalie qui sâenferme dans sa chambre en pleurantâ¦
â Elle est à lââge des larmes et des drames. Je parie quâelle se trouve déjà en train de tâécrire une longue lettre pour te demander pardon de sa conduite.
â Si elle se dépêche de la poster, je pourrai peut-être la lire ce soir, après lâarrêt à Rimouski.
Les navires du Canadien Pacifique transportaient le courrier entre le Canada et le Royaume-Uni, ce qui leur valait lâhonneur dâaccoler « RMS » à leur nom, pour Royal Mail Shipâs . Ils sâarrêtaient à Rimouski afin dâembarquer les derniers sacs de la poste.
â Je préfère te quitter ici plutôt que de renifler parmi des dizaines de personnes, reprit Marie. Sans compter quâil sera là , ajouta-t-elle après une pause.
â ⦠Très probablement. Il doit encore me casser les oreilles au sujet de ses fournisseurs. Je suis supposé rencontrer quelques manufacturiers anglais.
â Travailles-tu pour la compétition?
â Je possède un sixième de ce grand magasin. Si mon intervention améliore ses profits, des miettes tomberont dans notre poche.
Marie se hissa sur le bout des pieds pour embrasser son mari sur la bouche, posa ses deux mains sur les siennes pour les serrer, puis conclut :
â Alors tout est dit. Va prendre ce grand navire, profite de tes semaines en Europe et reviens avec toutes ces petites robes qui nous rendront si riches.
Lâhomme tenta de dire quelque chose, se troubla, serra sa femme dans ses grands bras au risque de faire tomber son chapeau ridiculement large avant de tourner les talons.
â Toi, mâaccompagnes-tu à lâintérieur? grommela-t-il dâune voix cassée à son fils.
â Il faut que jâapprenne. Un jour, ce sera mon tour de prendre ce navire⦠Maman, pourquoi ne mâattends-tu pas sur lâun de ces bancs? Nous rentrerons ensemble tout à lâheure.
Marie fit un signe dâassentiment de la tête. Dans le petit édifice donnant accès à la passerelle, des dizaines de personnes se pressaient les unes contre les autres. Des employés en uniforme du Canadien Pacifique examinaient les billets, vérifiaient les noms sur la liste des passagers avant de leur donner une carte dâembarquement.
â Attends-moi près de la passerelle, je règle les formalités.
Quand le jeune collégien approcha de la plate-forme métallique, dont lâautre extrémité donnait dans le flanc de fer du navire, ce fut pour se retrouver au coude à coude avec Thomas Picard. Trois ans de gouvernement conservateur, depuis 1911, nâavaient pas trop porté préjudice aux affaires du commerçant.
â Mathieu, heureux de te voir⦠Je commençais à croire que ton père avait changé dâidée.
â Aucune chance que cela se produise : il en rêve depuis des années. Présentement, il procède à son enregistrement.
Le commerçant demeurait séduisant, même à quarante-huit ans. Son paletot gris et son melon assorti témoignaient de la qualité de la marchandise offerte dans son grand magasin.
â Ma foi, tu es un homme maintenant. Quel âge cela te fait-il?
â Seize ans, cet été dix-sept, répondit le garçon en serrant la main tendue.
â Cela te dirait de venir travailler au magasin? Jâaurai toujours une place pour toi.
â Mais je suis étudiantâ¦
Lâhomme lui adressa son meilleur sourire, puis précisa :
â Je le sais bien. Je songeais à la période des vacances estivales. Cela te donnerait une autre expérience des affaires, cette fois dans une vaste entreprise.
â Si jamais je mets les pieds dans le magasin Picard, ce sera pour occuper le siège du président de la société.
Thomas demeura interdit, puis chuchota dâune voix changée :
â Ce poste ira à mon fils.
â Câest bien ainsi que je le comprends : à lâun de vos fils. Pourquoi serait-ce à lâaîné? Grand-père Théodule nâa-t-il pas choisi le cadet? Si vous voulez mâexcuserâ¦
Mathieu tourna les talons pour revenir vers le comptoir du Canadien Pacifique juste Ã
Weitere Kostenlose Bücher