Le prix du sang
aiguës encore.
â Il faudra combien de temps pour régler les affaires? questionna Gertrude en revenant prendre sa place.
Elle désignait de ce mot très vague tout ce qui concernait lâargent. Mieux valait se concentrer sur les difficultés pressantes, empêcher sa patronne dâévoquer des fantômes errant sur des berges brumeuses.
â ⦠Jâai entendu dire une année, marmonna Marie après un silence.
Les femmes mariées ne jouissaient dâaucun droit juridique. En lâabsence dâun cadavre, impossible de faire exécuter le testament de son époux. Quand les chèques préparés par Alfred auraient tous été utilisés, comment paierait-elle les fournisseurs ou les droits de scolarité des enfants? De fille de son père, elle était devenue lâépouse dâun mari. Seul le statut de veuve lui redonnerait une existence légale. Impensable pour elle dâattendre douze longs mois.
* * *
Deux semaines après sa déclaration péremptoire à son oncle, voilà que Mathieu manquait déjà à sa parole. Le samedi 14 juin, un peu après midi, il descendait la rue de la Couronne pour sâengager dans Saint-Joseph. Afin de retarder un peu la désagréable démarche, le garçon contempla la grande église Saint-Roch. Depuis trente ans, on planifiait de la reconstruire. Au cours de lâannée précédente, lâabbé Buteau était arrivé à convaincre les marguilliers de sâengager dans des travaux ambitieux. Les ouailles de cette paroisse populeuse et prospère verraient les travaux commencer en août prochain. Ils trouveraient tout naturel que lâon commence par ériger un presbytère majestueux pour loger leur pasteur, ses vicaires et les religieuses assurant le service domestique. La magnificence de lâendroit refléterait toute lâimportance de lâéminent personnage régnant sans partage sur ce petit univers laborieux.
Avec un soupir las, le garçon poussa la porte du commerce. Le grand magasin Picard occupait quelques édifices contigus. Le plus imposant, avec sa façade de pierre grise, sâélevait sur cinq étages. Mathieu se dirigea sans hésiter vers lâascenseur, jetant un regard indifférent aux étals croulant sous diverses marchandises. Les consommateurs trouvaient en ces lieux tous les objets de leur convoitise, des conserves aux ameublements complets, en passant par les vêtements destinés à tous les membres de la famille.
â Le bureau du directeur? sâenquit-il auprès du garçon dâune douzaine dâannées affublé dâun uniforme dâopérette faisant office de liftier.
â Au troisième, répondit celui-ci en le toisant.
à ses yeux, la visite dâun adolescent vêtu dâun costume dâécolier ne pouvait signifier quâune chose : ce type venait quémander une « position ». Toute nouvelle concurrence sur un marché de lâemploi difficile revêtait un caractère menaçant. Depuis lâannée précédente, après une longue période de prospérité, le chômage touchait un nombre croissant de personnes.
Très vite, des clientes occupèrent tout lâespace encore disponible dans la petite cage aux murs de laiton. Lâemployé actionna un levier, annonça en français et dans un anglais très approximatif les marchandises offertes au second, répéta lâopération au troisième, ajoutant « les bureaux de lâadministration » à sa nomenclature habituelle à lâintention de son unique passager masculin. Un instant plus tard, Mathieu traversait le rayon des vêtements pour femmes. Une ouverture percée dans le mur permettait de passer dans la bâtisse voisine, où le couple Théodule et Euphrosine Picard avait établi un premier commerce dépassant lâenvergure dâun magasin général dans les années 1870.
Près des locaux administratifs, il se retrouva face à face avec un homme de taille moyenne, dans la jeune vingtaine, dont lâallure décontractée, un peu bohème, jurait dans ce temple du commerce. Affichant sa surprise, Ãdouard Picard tendit la main à son cousin en disant :
â Je tâoffre mes plus sincères condoléances. Jâaimais beaucoup oncle Alfred. Je me plais Ã
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