Le prix du sang
savoir un peu plus, comme je vous lâai dit. Merci de mâavoir reçu.
Thomas se leva à son tour pour reconduire son visiteur jusquâà la porte. Encore une fois, il lui tendit la main en déclarant :
â Ce nâest rien. Je suis heureux de me rendre utile.
Quelques minutes plus tard, Mathieu retrouvait le trottoir de la rue Saint-Joseph. Dâabord, il songea à prendre le tramway. à la fin, lâascension au pas de course de lâun des escaliers très raides conduisant à la Haute-Ville lui parut un meilleur moyen de maîtriser le flot des émotions étreignant sa gorge.
* * *
Le 24 juin, le commerce de vêtements pour femmes ALFRED ressemblait à un vilain bouton sur le visage de la rue de la Fabrique. Toutes les vitrines des commerces avoisinants affichaient une abondance de drapeaux Carillon-Sacré-CÅur â le fleurdelisé orné dâun cÅur saignant en son centre â, quelques drapeaux tricolores français et parfois, de façon incongrue, des Union Jack britanniques. Lâentreprise du disparu présentait des rubans de crêpe noir, en signe de deuil. Dans un coin de la grande fenêtre en façade, aux pieds dâun mannequin vêtu dâune adorable robe dâété pervenche, un portrait montrait Alfred Picard souriant, les yeux vifs et pénétrants. Lâété précédent, le photographe Livernois avait pu capter toute lâironie habitant le personnage.
Dans le commerce, Marie se promenait du rez-de-chaussée au premier étage, son ruban à mesurer autour du cou, attentive à bien recevoir les clientes. Les habituées murmuraient des mots gentils, accueillis avec un « merci » à peine audible et un sourire contraint. Thalie sâoccupait avec un réel talent des parures, rubans, dentelles et gants fins. Avec les grandes vacances, les salles de classe lugubres cédaient la place à une vie besogneuse.
Mathieu devenait un peu trop âgé pour se trouver vraiment à son aise dans cet univers de froufrous et de dentelles. Les convenances exigeaient que ce grand adolescent ignore tout des vêtements du sexe faible, surtout des dessous. Dâailleurs, au Petit Séminaire, son directeur de conscience sâinquiétait à haute voix des dangers dâun environnement aussi douillettement féminin pour son âme. Aussi demeurait-il sagement derrière la caisse enregistreuse, prêt à sâen éloigner pudiquement quand une acheteuse venait payer un bout de tissu dont seul son époux profiterait dans lâintimité. Ce serait son poste de travail habituel jusquâà la rentrée, en septembre.
Selon une tradition aussi ancienne que son existence, le commerce fermerait ses portes à midi afin de permettre aux deux vendeuses de profiter un peu des festivités de la Saint-Jean, organisées par des sociétés nationalistes sur les plaines dâAbraham ou au parc Victoria. Toutefois, cette année, le congé ne serait pas partagé avec la famille du patron.
Quelques minutes avant midi, Mathieu vit un homme passer la porte et chercher quelquâun des yeux. Les clients venaient rarement en ces lieux et ils affichaient toujours un air un peu gêné devant lâabondance de jupons. Celui-là présentait plutôt une résolution maussade.
Le garçon quitta son poste pour venir vers lui, les yeux interrogateurs.
â Madame Picard, Alfred Picard? commença lâinconnu en enlevant son chapeau.
â Câest ma mère. Je vais la chercher.
Marie descendait justement lâescalier en compagnie des deux vendeuses. Le sang se retira de son visage et son pas devint mécanique au moment de sâapprocher.
â Monsieurâ¦?
â Daoust. Je travaille pour le Canadien Pacifique. Jâai une mauvaise nouvelleâ¦
Mathieu sâapprocha de sa mère afin de passer son bras autour de ses épaules alors que Thalie, venant du fond du magasin, se flanqua à sa gauche et prit son coude. Lâhomme continua :
â Je crois que nous avons retrouvé le corps de votre époux.
La femme encaissa le coup et ferma les yeux en aspirant une goulée dâair. Ce fut lâadolescente qui demanda dâune voix éteinte :
â Où se trouvait-il?
Lâemployé de la société de transport regarda Thalie, interrogea la mère du regard avant de
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