Le prix du sang
penser que nos conversations mâont rendu moins niais. Tout le monde le trouvait un peu fou, mais selon moi, il comptait parmi les rares personnes sages de cette ville.
Comme Mathieu nâavait aucun motif pour douter de la sincérité de ces paroles, il accepta la poignée de main en commentant :
â Merci. Cet éloge funèbre vaut certainement tous ceux que les bien-pensants songeraient à formuler, et on pourrait certainement en tirer matière à une belle épitaphe. Mais personne nâosera.
â Je nâen doute pas, il apprécierait que lâon accole les mots « fou » et « sage » en parlant de lui⦠Mais je tâabandonne, jâentends déjà la voix de mon petit rayon mâappeler à grands cris. Tu connais certainement la routine : il faut vendre.
Le visiteur acquiesça de la tête, demeura immobile quelques secondes pour regarder son cousin â non, se corrigea-t-il mentalement, son demi-frère â sâéloigner. Dans quelques années, ce serait lui lâhéritier de la grande entreprise Picard. Le second fils ne risquait guère de participer au partage des dépouilles. Puis, un peu à contrecÅur, il se dirigea vers le bureau du grand patron. Un jeune homme moustachu, secrétaire particulier, faisait office de cerbère. Comme chacun connaissait tout le monde à Québec, les présentations demeuraient inutiles. Sans hésiter, il se leva en disant :
â Monsieur Picard, vous êtes à lâheure. Monsieur vous attend.
Mathieu pénétra dans une grande pièce de travail. Une table chargée de documents en occupait la première moitié. Dans la seconde, un lourd bureau ministre permettait au propriétaire des lieux de prendre ses aises. Thomas Picard se leva tout de suite pour sâavancer de trois pas et serrer la main de son visiteur.
â Je suis désolé, commença-t-il.
Le collégien ne pouvait ignorer la main tendue, surtout quâil se trouvait là pour obtenir des renseignements, et peut-être plus. Le marchand lui désigna la chaise placée devant le bureau et enchaîna à lâintention du secrétaire :
â à moins que le feu ne se déclare dans lâédifice, ne nous dérangez pas.
Lâautre sâesquiva. Thomas regagna sa place tout en disant :
â Ton coup de fil mâa beaucoup étonnéâ¦
La veille, en revenant du Petit Séminaire, Mathieu avait demandé un rendez-vous en murmurant dans lâappareil, de peur dâêtre entendu.
â Maman ne sait pas que je suis ici.
â ⦠Je comprends.
â Je ne savais pas à qui mâadresser pour connaître un peu mieux la situation. Elle pense mâépargner en me maintenant dans lâignoranceâ¦
â Cette attitude a exactement lâeffet contraire, je suppose. Vouloir connaître ce qui tâattend me paraît normal; tu as lââge de comprendre.
Thomas regardait ce grand jeune homme à la mine renfrognée et sérieuse, à la fois un parfait portrait dâAlfred quant au physique, se dit-il, mais affichant une attitude si différente. Puis, le caractère ridicule de ce constat lui apparut. Mathieu sâavérait plutôt une version plus robuste de lui-même, au point que cette ressemblance ferait peut-être jaser les employés du magasin. Une seule différence notable sautait aux yeux : son visage sâéclairait du regard de sa mère.
Le temps dâun soupir, lâimage de Marie troussée sur le bureau de chêne lui revint en mémoire. Un peu honteux, le rouge lui montant aux joues, il sâéclaircit la voix pour commencer.
â Selon maître Dupire, mon notaire, dans le cas dâune absence, il faut nommer un tuteur pour administrer les biens du disparu. Ce dernier pourra demander à un juge quâAlfred soit déclaré mort après une période de sept ansâ¦
â Sept ans? Câest ridicule, nous serons à la rue bien avant!
Thomas leva la main pour imposer le silence avant de reprendre :
â Bien sûr que non. Le tuteur doit administrer les biens de manière à subvenir aux besoins de la famille. Mais la liquidation du patrimoine, si tu préfères la distribution de lâhéritage, ne peut avoir lieu que si le disparu est déclaré mort. Tu sais, même après
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