Le règne des lions
l’intérêt que notre fils lui portait, fut de mon avis.
— Mieux vaut agir avant que le père ne lui trouve meilleur parti…, conclut-il avant de talonner sa monture, soulevant les gerbes d’écume qui caressaient le sable blond.
J’attendis quelques secondes, le laissant à sa course au milieu des oiseaux de mer qu’il délogeait, pour le simple plaisir de les voir s’éloigner, vifs et libres. Il s’arrêta, tourna la tête de quart, m’offrant ses joues rosées et son sourire. Lors, le cœur emballé de son attente, je le rejoignis. Quelques minutes plus tard, n’ayant croisé que deux ou trois manants creusant le sable en quête de tellines, nous mettions pied à terre et, les brides d’une main, nos doigts entrelacés de l’autre, nous laissions le lieu taire nos discours pour respirer à pleins poumons cet air salin dans lequel s’épanouissait notre complicité.
*
Mon fils était embarrassé. S’il connaissait la science des armes, celles des rapaces ou de l’amitié, il ne savait de l’amour que le gloussement de servantes peu farouches. Agnès d’Angoulême était d’une autre trempe. Il suffisait qu’elle s’approche pour qu’il perde ses mots, devienne gauche. Au point de verser son hanap s’il le tenait ou de s’emmêler les pieds dans un coin de tapis puis de plonger de l’avant sous les rires. Il désespérait de lui offrir l’image réelle d’un chevalier de bonne naissance, cultivé et généreux. Tel que les autres le voyaient. Tel qu’il en était fier. Eloïn, pourtant, lui avait dit de ne pas s’inquiéter. Que son mérite avait atteint les oreilles de la belle et qu’elle éprouvait pour lui un penchant dont, en rougissant, elle s’était confiée. Mais, entre les mots et les actes !… Geoffroy était plus gourd encore d’imaginer qu’il lui plaisait. Lorsque son père le prit à part au sortir d’une de ses leçons qu’il s’autorisait encore, pour le plaisir plus que par nécessité, il pensait à elle. Encore et toujours à elle. Au moyen de lui révéler enfin ce qu’il éprouvait. Il en était au point qu’aucune distraction ne l’en détournait et que son appétit s’en ressentait. Jaufré n’y alla pas par quatre détours. Il se planta devant lui, lui montra sa cithare, patinée par les années, celle qui, un jour lointain, avait aidé son timbre à voler mon âme. Il n’avait, jusque-là, autorisé personne à la toucher. Elevant même la voix lorsque, enfançons, Geoffroy ou Eloïn avaient tenté de l’approcher. Geoffroy écarquilla donc les yeux de surprise lorsqu’il lui demanda d’en jouer.
— Êtes-vous bien sûr, père ?
Jaufré enroula son bras autour de ses épaules et le mena à l’instrument.
— Certain. Le temps est venu de passer la main. C’est ce jourd’hui. Je te l’offre. Avec le titre de prince de Blaye et ce que cela sous-entend.
Geoffroy gonfla sa poitrine d’une indicible fierté. Tandis que son père s’adossait à un des murs de pierre de la salle de musique, puis croisait ses mains sur sa poitrine, Geoffroy s’installa. Il frotta ses mains l’une dans l’autre, hésita encore à effleurer les cordes, comme s’il touchait là au sacré. L’émotion qu’il perçut dans les yeux de son père amena des perles de tendresse dans les siens. Jaufré hocha la tête. Geoffroy pinça le fil, se troubla de son contact. Retint le suivant.
— Oublie ce que tu as appris. Imagine seulement que tu caresses l’instrument comme tu caresserais une femme. Celle que tu aimes… Agnès…
Un fard monta aux joues de Geoffroy.
— Vous avez donc remarqué…
— Nous avons tous remarqué. Même elle. Joue, mon fils. Joue avec ton âme. Pour elle. Lors, tu verras, tous ces mots que tu cherches te viendront en cansoun, sans y penser. Et comme moi hier, maladroit et gourd, tu te nimberas de cette lumière qui donne tous les courages.
— Il m’en manque tant, père.
— Chut… Ferme les yeux et joue. Il y a de la magie dans cet instrument. Et plus encore en toi. Joue.
Alors Geoffroy ferma les yeux, jeta une note hésitante dans la pièce puis, séduit par la pureté du son, le velouté du grain, une autre et une autre encore. Et, telle que l’avait décrite son père, telle que je l’avais vécue autrefois, la magie opéra. La serena s’emplit de mots d’amour, de promesses subtiles, de déraison et d’attente.
Lorsqu’il les tut et rouvrit les yeux, baigné d’une aura étincelante, son
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