Le règne des lions
père n’était plus seul à pleurer de joie. Agnès aussi était là. Elle ne lui laissa que le temps, étourdi et troublé, de s’arracher de son siège pour se jeter dans ses bras.
Le père, grand ami de Saldebreuil de Sanzey et par là même de la reine, reçut la visite de Jaufré dans l’heure qui suivit. Rien ne pouvait lui plaire mieux que la promesse de ces épousailles. Au soir venu, l’affaire était conclue, la dot de la damoiselle réduite à quelques lopins de terre dont l’église forteresse de Rudelle dans le Lot, qu’elle tenait d’un lointain cousinage par l’épouse de Gérard I er Rudel, le frère de Jaufré. S’y ajoutaient quelques bijoux, toilettes et bibelots. Mais le plus important nous fut, à tous, le bonheur dont rayonna mon fils lorsque Aliénor lui donna son consentement. Bonheur que, dès l’instant, Agnès répercuta sur ses jolis traits juvéniles. La date des épousailles fut fixée au mois de juillet, en Blaye.
Mais, en attendant, l’heure était, pour certains, au départ.
Dans l’aube naissante de ce 17 janvier 1168, mère et fille s’étreignirent longuement avant de s’arracher l’une à l’autre avec autant de dignité que de tristesse. Mathilde leva son menton pour l’empêcher de trembler, coula un dernier regard vers ses frères et sœurs, vers ses amies unies par une même peine, puis, s’appuyant sur le poing de Richard, monta résolument dans la voiture qui l’attendait. Menée par les comtes de Pembroke et d’Arundel, la lourde escorte qui devait les convoyer, elle et sa dot, se mit en branle dans la cour du castel d’Argentan. Chaque soubresaut des roues sur les pavés sembla un arrachement au cœur de la reine. Elle n’en laissa rien paraître. Juste avant de passer le pont-levis, Mathilde glissa une dernière fois sa tête à la portière, puis une main.
— Je vous écrirai, hurla-t-elle dans le froid blême avant de laisser le volet de cuir se rabattre sur ses larmes.
Aliénor ne montra pas les siennes. Seule sa voix trahit cette émotion qui la brisait.
— Préparez vos bagages. Nous rentrons à Poitiers.
53
P oitiers. Aliénor avait décidé d’y remonter, comme son Tr grand-père le Troubadour, la plus brillante des cours d’Europe. Puisque Henri l’écartait du trône, il lui fallait d’une autre manière éblouir ses pairs. Louis le premier dont, malgré l’arrivée d’un héritier et la construction d’une exceptionnelle cathédrale pour laquelle il avait fait raser en l’île de la Cité celle dédiée à Saint-Étienne, le vieux Paris demeurait terne. En quelques semaines, relayée de village en village par des hérauts, la nouvelle parvenait jusqu’aux frontières de l’empire Plantagenêt. La duchesse d’Aquitaine était de retour dans ses terres et y recevait qui possédait assez de talent pour la distraire. Malgré la rigueur de l’hiver, on vit bientôt se presser aux portes du palais ducal, rafraîchi jusqu’en son mobilier, la fine fleur de ce temps. Jaufré et Bernard de Ventadour se virent chargés d’auditionner les jeunes troubadours. Leur sélection, jugée infaillible, se produisait alors devant Aliénor et ses familiers qui, en dernier lieu, se prononçaient. Un tel restait à la cour, un autre passait route, avec toutefois la recommandation de la duchesse en tous lieux où il se présenterait. Nous assistâmes ainsi au triomphe de quelques-uns comme Rigaud de Barbezieux, Gaucelm Faidit, Gui d’Ussel, Amaut Daniel, Gavaudan, Garin d’Apchier ou Arnaud de Tintignac, de la génération de mon Geoffroy. Tous, bénéficiant de l’appui des anciens, révélèrent des trésors de subtilité et d’émotion qui les firent se distinguer et devenir les meilleurs amis de Richard, d’Eloïn, de Geoffroy et de Marie de France, la sœur illégitime d’Henri, autorisée par ce dernier à demeurer à nos côtés. Si bien que le printemps s’annonça sous les meilleurs auspices. Les nouvelles d’Henri, bien que rares, se voulaient rassurantes et amicales, le Poitou et le Limousin s’étaient accordés à la trêve depuis que les Lusignan demeuraient introuvables, la jeune Mathilde était parvenue sans encombre chez le duc de Saxe, Aliénor se repaissait de son amant qui, chaque jour davantage, la comblait d’attentions. Du coup, débarrassée de sa rancœur, elle donnait le ton des cours d’amour par de grands débats sur les subtils problèmes posés par les sentiments, arbitrait les
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