Le règne des lions
mariage, dans ma chambre que j’avais regagnée pour sacrifier un peu de ce temps précieux à l’essayage du bliaud de soie mordorée que les petites mains de la contrée m’avaient façonné, fut-ce avec un sourire jusqu’aux oreilles que je l’accueillis.
— Qu’en penses-tu, Canillette ?
— Père en sera subjugué…
Ravie, je pirouettai sur moi-même, avant de m’arrêter net, piquée sous le sein gauche par une des épingles qui retenaient une pince en attente de bâti. Je grimaçai, un bras en l’air, n’osant plus bouger.
— Vite, vite ou je meurs transpercée, appelai-je, de dérision, la couturière.
Elle se précipita à mon secours, tandis qu’Eloïn s’asseyait sur la courtepointe de mon lit, encombrée de rubans, de nœuds de satin et de bouts de tissu. Ce fut à cet instant, tandis qu’on me libérait et malgré son air amusé, que je compris que quelque chose la tourmentait. Le bliaud tomba à mes pieds et je congédiai Marguerite avec délicatesse, en la remerciant pour sa patience et son joli travail. Elle avait à peine refermé la porte sur elle que je m’accroupis devant ma fille.
— Un souci, Eloïn ?
Elle planta dans le mien son regard mauve pailleté d’or. Nous n’avions jamais eu de secret ou de réserve l’une pour l’autre et, les années passant, notre complicité n’avait cessé de grandir. Comme elle en avait l’habitude, elle ne chercha pas à s’en cacher.
— Mes nuits sont troublées de songes douloureux mère, dans lesquels je me perds sans savoir s’ils seront de mauvais cauchemars ou la réalité.
Je nouai mes doigts aux siens, troublée par la tristesse inhabituelle de ses yeux.
— Qu’as-tu vu ?
— Ce n’est pas distinct. Pas vraiment. Ou alors c’est une succession ininterrompue d’images sans lien. Il y a des flammes, des corps tordus de souffrance par elles, des arches de pierre qui s’effondrent, des soldats qui s’affrontent sur des terres ravagées, la peur, la détresse, et tout aussitôt des rires et des chants. La voix de Richard par-dessus le tumulte, son visage au-dessus du mien, mon ventre qui s’arrondit et celui d’Agnès aussi. Tant de choses, mère, qui semblent si proches et si lointaines à la fois. Je ne comprends pas ce qu’elles signifient. L’avenir… ou ma peur…
Je tiquai.
— Ta peur, Canillette ?
Elle eut ce sourire de petite fille lorsqu’elle voulait s’excuser d’une sottise.
— Je l’aime. Richard. Je l’aime chaque jour davantage et pourtant, je le sais, ma place est dans l’ombre. J’ai peur qu’une autre me le prenne et, tout à la fois, je sens au plus profond de moi que je suis venue au monde pour cela, pour l’amener à son destin comme vous avec Henri. Serai-je assez forte pour y parvenir ? L’aurai je préparé assez ? Me serai je préparée assez ?
Une bouffée de fierté emporta la précédente qui m’avait cueillie de tendresse. Plus que jamais ma fille était digne de celles qui nous avaient précédées. Plus que jamais. J’embrassai ses doigts glacés.
— Nombre de fois j’ai douté. Nombre de fois j’ai invoqué Merlin ou ma mère pour trouver ces réponses que tu cherches aujourd’hui. La vérité n’existe pas, Canillette, sinon dans ton cœur. Alors, je ne te dirai que ceci, entendu il y a bien longtemps. Suis ton instinct, car lui seul sera ton guide, lors tu ne te perdras point, lors tu seras toujours en accord avec toi-même, dans la justice et la justesse de tes choix. Car c’est d’amour que tu agiras.
Son visage s’éclaira.
— Je te l’ai dit cent fois, mais je te le répète. Tu es telle que je t’ai rêvée au jour de ta naissance, telle que j’espérais te voir grandir et devenir femme, et nulle autre que moi ne sait à quel point ton rôle sera difficile, ta tâche ardue et ton abnégation poignante, pourtant je sais que tu accompliras ce que tu dois accomplir avec cette grandeur d’âme qui t’est unique et dans laquelle je retrouve ta grand-mère. Sois toi-même, Eloïn, seulement toi-même, et Richard, qui t’aime déjà, je le vois, sera à toi comme tu es à lui. Dans l’ombre ou dans la lumière, qu’importe ? L’essentiel est de le vivre. Pleinement.
Elle hocha la tête.
— Et pour ces prémonitions ?
— Rien ne prouve qu’elles en soient, mais il y a fort longtemps, une m’a brisé le cœur, celle d’Aliénor opposée par les armes à Henri, celle de la mort tragique et injuste de Becket.
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