Le règne des lions
résistance dictée par la rage. Il pressa le haut du crâne contre son épaule, adoucit sa voix pour la calmer :
— Je voudrais que vous vous rendiez à la raison et aux coutumes. Je comprends ce que vous ressentez. Nous venons de perdre un fils et l’on vous arrache vos filles.
Il sentit contre lui s’éteindre un sanglot refoulé.
— Le seul moyen de les revoir n’est pas dans la guerre, mon aimée, mais dans la paix. Il est temps d’apporter des gages à Louis.
Contre lui monta un gémissement de louve.
— Comportez-vous en reine, Aliénor, et donnez ainsi l’exemple à vos filles. Pour l’heure et par défaut, c’est à Marie que reviendrait le trône de France si Louis venait brusquement à passer.
Elle s’écarta, comme piquée au vif, le visage ravagé de larmes silencieuses autant que de consternation.
— Vous ne songez tout de même pas…
Henri haussa les épaules.
— Non, bien sûr que non. Mais Louis de France est d’une constitution si fragile… Qui peut savoir de combien d’heures sa vie sera faite ? et s’il est seulement en état de procréer encore ?…
Cette perspective la rasséréna un peu. Pas assez pourtant pour noyer son chagrin. Henri passa un doigt sur sa joue ruisselante.
— Elles seront bien traitées. La maison de Blois-Cham-pagne y a tout intérêt, vous le savez comme moi. Attaquer leurs places les mettrait plus sûrement en danger.
— Vous avez raison, Henri. Mais elles vont tellement me manquer…
Il lui sourit avec une réelle tendresse. Celle qu’au fil des jours sa noblesse d’attitude et d’action lui avait fait éprouver.
— Vous aurez de leurs nouvelles. Bernard de Ventadour ne manquera pas d’aller les visiter sous couvert de distraire la maisonnée.
Aliénor hocha la tête. Bernard. Il allait falloir le lui annoncer. Au moins aurait-il peut-être, lui, encore loisir de les embrasser.
Ils sortaient de la pièce comme je m’annonçais, avertie de l’affaire. Aliénor me tomba dans les bras, libérant à ma vue tout ce que la présence d’Henri avait réussi à endiguer. Je la ramenai vers mes appartements, lui servis le même discours que son époux, si bien qu’à l’heure du banquet elle avait retrouvé allure et dignité. Assez pour tenir son rang et mentir. Mentir en annonçant qu’un messager s’était présenté le matin et que ses filles lui avaient été confiées. Seul le long regard qu’elle accorda à Bernard, prévenu par Jaufré, trahit cette détresse qui la tenait.
Le lendemain, tous les vassaux d’Aliénor, même les plus retors et bruyants, reconnaissaient l’autorité des époux royaux et renouvelaient leur serment d’allégeance. Grâce à l’épée d’Arthur, se plut à affirmer Henri, tandis que, le cœur lourd, Aliénor approuvait.
9
S itôt l’Épiphanie passée, dans cet hiver clément qui s’était installé, nous quittâmes Bordeaux pour Limoges puis Fontevrault, où Aliénor s’égara en de longues prières aux côtés de la tante d’Henri qui, désormais, dirigeait l’abbaye. Angoulême, Poitiers, Angers… Partout, ce fut le même accueil, chaleureux, respectueux et gai. Aliénor et Henri s’y faisaient présenter les comptes, réglaient quelques querelles, validaient des dons, visitaient les hospices, confortaient les privilèges, admiraient les travaux de rénovation, d’agrandissement, de construction.
En apparence, ma duchesse était redevenue la même, mais l’œil triste qu’elle posait sur mes enfants m’arrachait le cœur. Pressentant son manque, Eloïn se présentait à elle à la moindre occasion, cherchant ses genoux ou sa caresse. Malgré son jeune âge, ma fille semblait avoir compris qu’elle ne reverrait pas ses amies. Elle ne les réclamait pas, se contentant de jouer avec d’autres, croisées durant nos étapes vers Rouen.
Je n’avais, moi, qu’une hâte, retrouver l’emperesse Mathilde qui y était demeurée et lui présenter mon fils Geoffroy. A trois ans et demi, grandissant en voix, en volume et en sottises, hurlant à nous en éclater les tympans, il courait partout, son épée de bois au poing. Il avait réussi à briser le cruth d’un des bardes gallois de notre équipage en voulant y jouer, avait piétiné les plates-bandes boueuses d’un de nos hôtes pour éclabousser le passage des valets et coupé court, subrepticement, la natte de sa sœur avec des ciseaux de barbier qu’il avait chapardés. Puni, il clouait bec en serrant
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