Le règne des lions
ses petits poings sur son derrière, résistait aux larmes que la frottée de branche de saule voulait lui arracher et finissait par repartir après le sermon de son précepteur ou du curé. Seul son père parvenait à le plier. Pourtant, pas davantage que moi Aliénor ne parvenait à s’en désespérer. Son apparition aux boucles noires tourmentait les domestiques sur qui il posait son regard pétillant de vitalité. Ce que le petit Guillaume n’avait, hélas, jamais développé.
Si Mathilde et Henri le Jeune grandissaient, eux, bonnement, Eloïn, quant à elle, gagnait chaque jour en beauté et en grâce malgré ses cheveux courts. Elle possédait une lumière intérieure qui transfigurait chacun de ses sourires et regards. Et si je me retrouvais furtivement en elle, j’avais, en la regardant, la sensation d’une autre dont ma mémoire semblait avoir gardé l’empreinte mais dont le souvenir m’échappait. N’ayant connu d’autre famille que mère à qui je n’avais jamais ressemblé, j’étais parfois perplexe devant cette étrangeté. Lors, je la chassais comme un insecte importun au même titre que ce sire de Corcheville qui hantait mes nuits.
Par sa construction ancienne, le castel de Moulineaux était austère. Un mur d’enceinte flanqué de six tours protégeait le corps de logis auquel étaient rattachés la chapelle d’un côté, les cuisines et les communs de l’autre. Bâti de pierre et contre la coutume de son temps par Guillaume le Conquérant, le grand-père de l’emperesse Mathilde, il se dressait sur une butte qui dominait la Seine et offrait une vue privilégiée sur la petite ville fortifiée de Rouen ainsi que sur la contrée. Je connaissais le lieu pour y avoir séjourné dans mon enfance. Ma mère, Guenièvre de Grimwald, était auprès de celle d’Henri conseillère, ventrière, astrologue, apothicaire, guérisseuse. Lors, je fus élevée à la cour des Plantagenêts avec affection et rigueur, partageant leurs pérégrinations en leurs domaines.
La dernière fois que j’avais passé la herse de ce château, mère agitait sa main pour me souhaiter bon voyage vers Brocéliande. En franchissant le pont-levis, c’est à elle que je pensais en ce matin gris. A elle qui, partie trop tôt, m’avait donné le courage de mes choix. Debout sur la banquette, Geoffroy dansait au son rauque de la voix de son père. Comme j’aurais aimé que Guenièvre de Grimwald fût là pour nous accueillir, enlacer mes enfants et se réjouir avec moi, avec nous, avec eux…
Avertie de notre arrivée, l’emperesse Mathilde choisit de se porter au-devant de nous. Avec les années, elle avait acquis cette sagesse des grands qui sait attendrir les convenances les plus rigoureuses d’élans de sincérité. De fait, elle n’avait plus à se battre pour ce trône si longtemps convoité et jouissait d’un autre devoir. Celui d’être grand-mère, qui, tout naturellement, incluait les enfants que sa filleule, moi en l’occurrence, lui avait donnés. Elle descendit le perron de sa démarche princière que l’âge n’avait pas fanée au moment où Henri aidait Aliénor, enceinte depuis février, à s’extraire de la voiture. J’étais dans la seconde avec Eloïn, Jaufré, petit Geoffroy, son précepteur, et Camille qui portait gros elle aussi.
Pendant leurs embrassades, j’entendis Mathilde complimenter Aliénor pour ses bonnes joues.
— C’est signe, ma mère, que la famille s’agrandit, lui répondit Aliénor dans un petit rire.
Jaufré s’arracha de l’habitacle. Eloïn me couvrit d’un œil pressé.
— Puis-je, mère ?
Son impatience m’amusa. Elle voulait arracher grande impression malgré l’allure garçonne de sa coiffure, et avait mis longtemps à choisir ses effets.
— Va…
Elle accepta la main tendue de son père. Parvenue en bas sans encombre, elle lissa son bliaud. Courbant la tête pour passer la porte, je posai à mon tour un pied sur la marche. Le temps de la redresser et d’accepter l’aide de Jaufré, je m’immobilisai, saisie par l’expression d’incrédule surprise qui frappait les traits de l’emperesse devant ma fille relevée de sa révérence. Semblant soudain ne plus voir personne, ma marraine s’accroupit spontanément à sa hauteur, les larmes aux yeux, la voix frémissante, à peine un murmure :
— Est-ce Dieu possible, mon enfant, que tu lui ressembles tant ?
Nul n’y prêta attention alentour dans le bruit des portes qui se
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