Le règne des lions
très tôt au vu des dons puissants que tu développais, mais aussi à son ventre devenu stérile. Pour autant, elle était heureuse, choyée par cet homme qui vous avait acceptées toutes deux avec votre singularité. Je me souviens de son rire, de sa joie de vivre et de cette lumière qui nous gagnait tous lorsqu’elle nous visitait. Car, bien vite, les liens du sang reprirent le dessus, oubliant les querelles. Il ne se passait pas un mois sans que les deux sœurs se retrouvent pour s’embrasser.
Je me raclai la gorge, un vide soudain immense au fond du cœur, la sensation d’un arrachement. Ce fut Aliénor qui posa cette question restée au bord de mes lèvres :
— Alors que s’est-il passé ?
Mathilde refoula un soupir.
— Une tragédie. Wilhem s’était absenté pour quelques jours et le castel fut attaqué. Par qui ? On ne le sut jamais.
Une image me vint, celle d’un cavalier portant un heaume noir, cabré au milieu de toitures en flammes. Je cherchai la main de Jaufré à mes côtés sur le banc, la trouvai glacée sous la mienne. Et me sentis soudain petiote, ma menotte pressée de même, respirant l’odeur de la malemort autour de moi, mais aussi ce parfum de lys qui m’en arrachait. Je tournai le visage vers lui, compris à son teint livide que nous partagions soudain un souvenir commun, un souvenir jusque-là effacé. Sans nous laisser nous y égarer, l’emperesse nous enveloppa tous deux d’un regard de tendresse.
— Tout ce que nous apprîmes sur ce drame sortit de votre bouche, Jaufré. Vous n’étiez alors qu’un tout jeune troubadour. Dépossédé de vos terres de Blaye, vous erriez de château en château avec votre instrument, espérant quelque faveur, quelque soutien à votre cause. Vous vous trouviez là par hasard. Aude s’était réfugiée dans le donjon assiégé…
— Au milieu d’un cercle d’opales, lâcha jaufré d’une voix morte…
— Oui. Elle vous a ordonné de sauver sa fille, de nous la ramener.
— Il y avait un souterrain… Je l’ai suppliée de nous accompagner. Elle a refusé, prétextant que l’assaillant du château la voulait et qu’il tuerait l’enfant s’il la trouvait. Qu’avec sa magie elle protégerait notre fuite et se sauverait.
Jaufré planta son regard dans le mien, tout autant ravagé, cherchant comme moi à y retrouver ces fuyards d’hier qui s’étaient accrochés l’un à l’autre dans une course effrénée.
— Ce sentiment de te connaître depuis toujours, d’être à toi depuis toujours, gémit-il en prenant mon visage dans ses mains… Seigneur Dieu, comment ai-je pu t’oublier ?
Le même constat me tourmentait.
— Guenièvre, répondit Mathilde d’un timbre sourd. Elle ne pouvait être sûre que vous ne risquiez pas, à un moment ou à un autre, de raconter cette histoire, ce que vous aviez vu et par là même de mettre Loanna en danger. Voyez-vous Jaufré, il existait en ces temps une branche secrète de cet ordre du Temple nouvellement créé qui employait des mercenaires pour éliminer les sorcières. La crainte d’Aude était justifiée. Et si l’instinct de Guenièvre l’assurait que sa sœur était toujours en vie, une barrière semblait avoir été dressée autour d’elle pour empêcher quiconque de découvrir sa geôle. Plutôt que de vous occire ainsi que mon époux en émit l’idée, elle usa de sa magie pour contrer votre mémoire avant de vous renvoyer sur les routes. Pratique dont les effets ne cessent qu’une fois les souvenirs réveillés.
— Et Aude ? demanda Aliénor, bouleversée.
— Hélas, s’assombrit de nouveau Mathilde. Malgré tous nos efforts, nous ne la revîmes jamais. Une année plus tard, nous reçûmes un bref de Wilhem nous annonçant qu’il était sur le point de la retrouver. Ce furent les dernières nouvelles qu’il donna, disparaissant à son tour sans laisser la moindre trace.
Mathilde soupira en soutenant mon regard.
— Un matin, Guenièvre m’annonça qu’elle t’avait « endormie d’oubli », comme Jaufré. Le cœur gros de ce que cela sous-entendait, je n’en demandai pas davantage. Tu devins sa fille aux yeux de tous, et, de fait, Loanna, tu l’as été. Nous n’en reparlâmes jamais. Eut-elle envie de te révéler un jour la vérité ? Une fois ta mission achevée, sans doute. Quoi qu’il en soit, elle n’en eut pas le temps, et j’avoue que j’avais fini par oublier moi-même que c’était d’une autre que tu étais
Weitere Kostenlose Bücher