Le règne des lions
mendiants ou voleurs se promenaient à l’envi. Les uns jaugeant la marchandise, les autres la chapardant au risque de se voir amputés d’une main par les gens d’armes.
Cette agitation se retrouvait en chaque endroit du palais. Aux cuisines, outre le repas de midi et du soir, on préparait déjà le banquet qui devait, le lendemain, rassembler les quatre cents convives choisis avec soin par la duchesse. Aliénor avait elle-même décidé du menu, qu’elle voulait opulent, épicé et inventif, de sorte que chefs, commis et marmitons ne levaient pas le nez des fourneaux. Au-dehors, mulets et chariots franchissaient la poterne sous le regard bienveillant des gardes en un incessant va-et-vient. Les dames de compagnie d’Aliénor s’attardaient devant leurs malles pour choisir leurs toilettes, les hommes se délectaient de grasses plaisanteries ou d’histoires de chasse. Regrettant de n’avoir plus le temps de soulever le tablier d’une servante ou de s’attarder sur le port hautain d’une autre, des valets dressaient tables, couverts et décorations dans la salle du banquet. Les échansons rassemblaient le vin tasté par le connétable, là des valets s’affairaient à cirer des heuses, d’autres les lattes du parquet. Dans la cour du palais arrivaient peu à peu litières et chevaux aux armes des barons d’Aquitaine. Des garçons d’écurie les dégageaient prestement. Prenant le relais, des laquais empressés ramenaient les arrivants vers ceux qui les avaient précédés à l’intérieur, d’autres les redirigeaient vers leurs appartements. Semblant protéger ce remue-ménage, un ciel aussi clair que celui de la veille laissait un soleil franc embellir les visages et réunir ceux que les distances et les occupations avaient depuis trop longtemps éloignés.
Je ne parvins pas, quant à moi, à me laisser porter par cette joyeuseté, oppressée par un sentiment de danger imminent que je refusai de partager. Il ne se passa pourtant rien qui vînt le conforter. Si bien qu’au soir tombé je m’en voulais amèrement d’avoir laissé le passé m’aveugler. Etienne de Blois défunt, je n’avais plus d’ennemis sur cette terre qui veuillent me découdre et il y avait fort à parier que le sire de Corcheville, s’il avait loué sa lame à quelque puissant, n’avait plus aucune raison de me la planter dans le corps.
Si bien qu’à l’heure de la veillée, après une collation qui ravit la centaine de nos plus proches voisins, je me dirigeai comme eux vers le plus grand des salons de musique. Aliénor m’invita à ses côtés, sur un des bancs à l’assise rembourrée de laine et recouverte de coutil, tandis que peu à peu les autres s’asseyaient. Jaufré, qui riait plaisamment avec ses comparses troubadours, dont Panperd’hu et Bernard de Ventadour, s’installa en retrait avec son instrument et attendit qu’Aliénor décide l’ouverture de sa cour pour laisser ses doigts s’y promener.
Bercés par la douce chaleur du foyer qui rayonnait dans la pièce, des lampes à huile répandant un parfum de noisette, nos conversations égayées par la musique des citoles, du frestel, de la vièle, de la guiterne ou encore du psaltérion, nous laissâmes passer les heures. A l’approche de onze heures, nous acceptâmes avec enthousiasme la jolie voix de Sibylle sur un Ave Maria, celle de Catherine d’Angoulême pour introduire Les Anges dans nos campagnes, avant de reprendre en chœur d’autres chants de Noël.
Moins d’une demi-heure nous séparait de la messe lorsque Henri se leva pour nous divertir à son tour.
— Mes amis, j’avais gardé pour cette nuit une nouvelle. Une grande nouvelle…
L’attention captée, il me coula un œil en coin qui me tendit, réveillant mes doutes, un instant dissipés par la gaîté ambiante. Mon roi avait beau avoir fait amende honorable, je n’accordais que peu de crédit à sa rédemption. Il agita la petite cloche destinée aux domestiques puis continua, l’œil brillant :
— Vous le savez tous, Geoffroy de Monmouth a eu l’élégance des mots pour ressusciter, outre les prophéties du druide Merlin, ce grand roi d’Angleterre qu’a été Arthur. Il me confia ses sources. Quelques manuscrits retrouvés dans les ruines d’une ancienne forteresse dont il campa le décor dans son Historia regum Britanniae…
Henri laissa la phrase en suspens, le temps d’un coup d’œil circulaire sur l’assistance. Les yeux pétillaient d’impatience et
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