Le règne des lions
pétillante que jamais et je retrouvai avec bonheur cette légèreté de ton qui faisait de nos discussions des joutes piquantes.
Depuis la révélation de l’emperesse, les sentiments que Jaufré et moi éprouvions l’un pour l’autre s’étaient renforcés. Aliénor, qui partageait désormais avec lui cette complicité qu’elle m’avait si longtemps réservée, s’en trouvait ravie. Lors les cours d’amour s’ornaient de jolis moments où musique et répons s’enchevêtraient pour la plus grande joie des invités.
Avec les beaux jours, qui facilitaient la traversée de la Manche, les courriers d’Henri arrivaient de manière plus régulière. Le roi couvrait Aliénor de bonnes nouvelles mais aussi de ces petites phrases « prenez soin de vous ma reine », « mon content s’emplit de voies », « gardez pour moi en votre cœur l’étincelle du jour premier, ainsi qu’en moi je la tiens allumée », qui montraient son affection pour elle et l’emplissaient d’une joie enfantine. Elle lui répondait d’une même verve, racontant nos promenades dans les collines du Surrey au moindre rayon de soleil, la verdoyance des prairies, les chemins creux rougis de coquelicots, les envolées d’oiseaux par centaines, qui dessinaient dans un ciel de grisaille des formes curieuses, le contraste des troupeaux de moutons en damiers blanc et noir sur l’herbe, mais aussi ces nuages d’encre qui soudainement se ramassaient des quatre coins de l’horizon, précipitant notre course vers un abri de fortune, là une cabane de berger, ici une chapelle, tandis que crevait l’orage en précipitations violentes.
« Cette terre sauvage, parfois hostile, est à l’image de ses gens, rugueux de croûte, mais attachante sous l écorce. Chaque jour davantage elle devient mienne. Chaque jour davantage elle me conquiert. Et je la découvre en pleine mesure dans la rêverie de ses habitants, leur gaîté et leur gentillesse, quand ce n’est pas, au détour d’un chemin, par un arc-en-ciel sur lequel votre souvenir, mon cher époux, vient se poser », écrivait Aliénor avant de glisser entre les feuilles de parchemin une fleur ramassée entre deux murs de clôture et aussitôt mise à sécher.
Mon retour à Londres me permit de retrouver Geoffroy de Monmouth avec qui j’avais, dès le premier jour, lié amitié. Ayant pour quelque temps délaissé Oxford, ce prêtre historien tant décrié par ses pairs était affable d’allure et guilleret dès la première pinte de cervoise, qu’il aimait chaude quand je ne la supportais que glacée. Depuis qu’il avait rédigé sa Vita Merlini, il se disait habité par des songes de plus en plus déroutants au travers desquels Merlin s’exprimait. Hélas pour lui, la langue que parlait le barde ne lui était pas familière et ses réveils ne lui laissaient que le souvenir de mots insensés. A la description qu’il avait donnée de mon aïeul, j’avais compris qu’il disait vrai et appréciais d’autant sa compagnie à la veillée.
Au soir du 9 juin, le nez et les joues rougis d’avoir un peu trop tasté les vins d’Aquitaine, il m’avait signifié d’approcher, par-dessus la table de jeu qui nous séparait.
— Je sais pas tout, dame de Blaye, mais j’en sais assez…
— Qu’est-ce à dire, mon bon ami ?
Son index s’était levé un peu trop vivement, avait battu l’air avant de se plaquer sur une moue de comploteur.
— Chuuut…
Ses yeux, étrécis, brillaient d’une fièvre avinée et son haleine m’aurait fait reculer s’il n’avait ajouté, plus bas :
— Le Merlin… eh ben, y vous connaît… vi vi vi… Comme je vous le dis… y vous connaît…
Un regard alentour. Dames et chevaliers d’Angleterre, de Normandie ou d’Aquitaine partageaient dans la bonne humeur le plaisir des échecs ou des dés. On riait beaucoup pour parfois en venir aux mains en fin de partie, mais céans, nul ne songeait à s’empoigner ou à nous écouter. Je me reculai sur ma chaise, préférant ne pas attirer davantage l’attention à rester penchée vers lui.
— Croyez-vous ?
Son poing gras battit sa poitrine d’un coup sec.
— Sur mon cœur, dame Loanna.
— Mon honneur, messire Geoffroy. En France, on dit « sur mon honneur », le repris-je en souriant.
Il dodelina de sa bonne tête, ramenant ses amples bajoues contre son cou. Je m’attendris de sa grimace, preuve qu’il tentait de mémoriser la tournure. Puis demandai
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