Le règne des lions

les autres à l’ombre de la vis. Elle jeta un œil par-dessus son épaule, tendit l’oreille. Pas un bruit. Ni devant, ni derrière. Elle se voulait grande. Plus encore depuis que sa mère lui avait demandé de l’assister mais, là, soudain, du haut de ses presque cinq ans et demi, le courage lui manquait. Elle avait pourtant suivi toutes les consignes. S’était levée et rhabillée sans bruit, avait récupéré dans un des coffres de sa chambre la petite serpe d’or que sa marraine lui avait offerte pour son anniversaire, s’était appliquée à la frotter par trois fois à la cendre tiède que gardaient jalousement les chenets dans l’âtre, était sortie du palais, en avait contourné l’aile droite puis, sous la clarté lunaire, avait cisaillé promptement les simples dans le jardin avant de les glisser dans une bourse de cendal accrochée à sa ceinture. Elle connaissait bien chacun d’eux. Ortie pour fortifier les humeurs et favoriser les montées de lait, framboisier pour détendre le bas-ventre, millepertuis pour résorber l’inflammation et aider la cicatrisation, sauge enfin pour augmenter les contractions. « Les contractions de quoi ? avait-elle demandé à sa mère quelques jours plus tôt. – Celles de la matrice », lui avait-elle répondu. Eloïn avait hoché la tête d’importance. Depuis la naissance de son frère, elle avait résolu « le grand mystère de la vie », comme se plaisait à l’appeler le père Baptiste qui lui enseignait le catéchisme. Mais elle s’était bien gardée de le lui dire, respectant là encore les recommandations de sa mère. Ne rien montrer d’un savoir qui dépassait en intuition celui de certains sages. Eloïn en avait acquis très tôt l’usage. Par des visions puissantes et angoissantes qui avaient appelé réponses, par le toucher aussi. Ses mains, pourtant toutes petites, redonnaient de l’éclat à une fleur flétrie, apaisaient la douleur d’un animal ou lisaient le langage des arbres, et quand elle dansait près d’eux avec sa mère, elle avait l’impression qu’ils vibraient plus intensément. La majeure partie du temps, elle oubliait ces étranges pouvoirs, vivait telles les autres de son âge avec qui elle jouait d’ordinaire. La marelle, colin-maillard ou le trouvé-perché ne nécessitaient rien d’exceptionnel. Ce n’était qu’en les grandes occasions que resurgissaient ses dons. Lors, elle s’employait à les rendre utiles, avertie depuis son berceau que c’était un présent divin et non l’œuvre du démon.
    Elle tordit son nez devant cette peur muette qui s’était emparée d’elle une fois rabattue la porte basse et cintrée de la petite tourelle. Ce n’était pas passage coutumier pour se rendre dans les appartements de la reine, mais le plus discret depuis le fond des jardins. Evitant l’entrée principale, elle n’aurait pas à justifier auprès de quelque adulte les salissures de boue et surtout son échappée après le couvre-feu.
    — Allons, se dit-elle, si mère t’a confié la clef de cet endroit, c’est qu’il est de confiance et que tu dois t’y rendre.
    Elle releva d’une main décidée le bas de son long bliaud, pinça légèrement ses narines sous l’air vicié et brandit son falot devant elle. Les degrés, conçus pour de longues jambes, fatiguèrent vite les siennes. Parvenue au premier palier, elle s’arrêta pour souffler un peu. Elle compta sur ses doigts. Il en restait deux à passer avant qu’elle ne soit arrivée.
     
    *
     
    — L’heure est propice, messire.
    Réagissant autant à la voix qu’à cette main pressant son épaule, Henri ouvrit un œil vitreux. Assoupi depuis peu sur son bras replié, à même un matelas de laine posé au sol, il ne se distinguait en rien de ses compagnons étendus de même dans la grande salle du château de Basingwerk, sinon sa chevelure qui rampait en langues flamboyantes sur le parquet. Il se redressa, comme pris en défaut de vigilance.
    — Sont-ils en vue ?
    — Effacés encore par les vapeurs de la nuit, mais j’ai perçu quelques hennissements et des bruits étouffés. Ils se rassemblent au pied de la motte. Si nous ne profitons pas de la brume pour les prendre à revers, au petit jour ces murs, trop vitement remontés par nos hommes, s’embraseront sous les traits. Owain Gwynedd ne fera pas de quartier.
    Henri savait tout cela. Il le savait depuis qu’il avait enfoncé les frontières de ce pays de marécages et de forêts. Son