Le règne des lions
trembler le sol jusque sous nos pieds. Henri, noirci de bas en haut et hirsute, avait été repoussé contre le donjon où il s’était écroulé. Je ne sais si sir Thomas et son écuyer voulurent se précipiter au secours de leur roi. Nous les vîmes perdre équilibre, se raccrocher l’un à l’autre, tandis que Caledfwlch s’enfonçait dans la brèche qu’elle avait ouverte.
Le temps d’admettre l’improbable, ils avaient disparu avec elle. En place du pont naturel, un gouffre s’ouvrait à présent devant nos pieds. De l’autre côté, Henri avait cessé de bouger.
14
J ’ignore lequel de nous réagit le premier.
Sous cette pluie drue et froide qui crépitait à présent dans une pénombre de plus en plus dense, le castel de Tintagel s’estompait lentement. Demeurer sur place, au bord de l’à-pic, relevait d’un non-sens. Sa largeur elle-même nous interdisait toute tentative de secours, que ce soit pour les deux malheureux ou pour Henri. Bien plus sûrement nous risquions, frêles silhouettes ballottées de rafales sournoises, d’y plonger à notre tour. Le dos courbé, nous battîmes retraite vers les campements dans un désordre qui abandonna à la tourmente et à la boue soudainement formée quelques chapels et souliers. Les tentes semblaient vouloir s’arracher aux filins qui les tendaient. Nos gens s’y entassèrent pourtant, trempés, et, pour ceux qui avaient chu sur l’herbe glissante, crottés de la tête aux pieds. Le même effarement se lisait sur les visages, la même interrogation. L’Angleterre avait-elle toujours un roi ? En quoi Dieu avait-il été offensé ? Eussent-ils voulu parler que les hurlements du vent auraient éteint les timbres. Ils se contentaient de fixer le plafond en se demandant s’il n’allait pas crever et les noyer sous les poches d’eau qui s’y formaient.
Jusqu’à ce qu’elle soit au sec sous la bannière du petit archer qu’elle avait remercié, Aliénor avait porté son ventre sous ses bras repliés, comme un trésor jalousement gardé. Jaufré d’un bord, moi de l’autre, nous l’avions soutenue dans sa course, tant cette vision effroyable l’avait fait chanceler. On s’empressait de lui verser à boire, de lui sécher les épaules avec une couverture. De la rassurer.
Indifférente à mon propre état, j’attirai Jaufré dans un coin de la modeste tente, gonflée parfois à éclater par les rafales qui s’y engouffraient. Je hurlai à son oreille :
— Reste auprès d’elle…
Son œil sonda le mien, y trouva la détermination et la confiance qu’il y cherchait. Il hocha la tête. Sans plus attendre, je détachai un des pans de l’ouverture et me glissai dehors.
J’avais besoin d’être seule. Seule face aux éléments déchaînés. De fait, à l’exception des chevaux affolés, qui, à quelques pas de là, se cabraient contre les barrières des enclos dans l’espoir de les briser, tous s’étaient abrités. L’échine courbée, je songeai aux paroles de sir Renaud, la veille :
« Nos tempêtes de solstice peuvent s’avérer violentes, c’est pourquoi j’ai pris soin de vous loger dans celui des monastères dont la rénovation est la plus avancée. Vous y dormirez à l’abri. Au matin, ma reine, vous saurez à peine que les vents ont soufflé.
— Et si elle nous cueillait durant le tournoi ?
Il s’était mis à rire.
— Nous aurions alors le temps de traverser. Mais je n’ai aucune inquiétude à ce sujet. Ainsi que le dit un de nos dictons comiques : « Si les flammes de la Saint-Jean lèchent le pied des étoiles au lieu de filer, la tempête sera asséchée. »
Il avait dit vrai. Pas une once de vent à la nuitée de la veille, et ce jourd’hui avait été plus clair que jamais. Le seigneur de Comwall, averti du tonnerre tantôt, ne s’était pas davantage inquiété, affirmant que, tout au plus, on verrait une ondée. Or, qui mieux que lui connaissait cette terre, abrupte, sauvage et indisciplinée ? Il n’aurait pas pris le risque d’exposer son roi, pas pris le risque de se tromper.
Je m’enfonçai dans cette nuit anormale jusqu’à retrouver le vide devant mes pieds, acceptant enfin de rouvrir en moi tous les canaux que j’avais définitivement crus fermés. Quelques secondes d’une lutte acharnée contre les éléments suffirent pour que je sente enfin en eux les doigts d’acier des anciens maléfices. Et que, dans ces hurlements prêtés injustement au vent au travers
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