Le règne des lions
roi était aussi insaisissable que lui, moins organisé mais tout aussi redoutable par la haine qu’il lui vouait. Cette haine, Henri ne l’éprouvait pas en retour. Sans doute était-ce ce qui lui manquait. En place, il éprouvait de l’admiration et du respect pour ce diable blond d’une toise de haut qui défendait avec acharnement sa terre. Henri se reconnaissait en cette opiniâtreté et, plutôt que de le vaincre, il eût préféré le convaincre. Rien jusque-là n’y avait fait.
— Réveille les hommes sans plus de bruit. S’ils portent dans un sens, ils seront perçus dans l’autre. Nous partons dans un quart d’heure, décida Henri en se levant, les reins barrés d’une douleur qui, lui prenant la cuisse, le fit grimacer.
« La chevauchée y remettra bon ordre, comme à l’accoutumée », songea-t-il en enfilant ses heuses. Il enjamba les corps ensommeillés et descendit l’escalier.
Dans la petite cour du castel, les palefreniers étaient déjà à l’ouvrage, guidés par les ordres de Conan de Holceister. Ils entouraient de chiffes les sabots des chevaux pour en étouffer le pas. Henri leur tourna le dos, se débraguetta et, les yeux levés vers la pleine lune, urina contre un des rondins qui avaient servi, en quelques jours, à rebâtir l’édifice.
*
Eloïn se reprit encore une fois avant d’atteindre le bon étage. Ses mollets la piquaient, sa poitrine semblait vouloir se déchirer, mais elle se sentit fière d’être parvenue en haut. Elle posa sa lanterne et détacha un trousseau de clefs de sa ceinture. Repoussant la première dont elle s’était servie tantôt, elle se hissa sur la pointe des pieds et enfonça la seconde dans la serrure. Un sursaut d’angoisse la frappa dès le deuxième cran. Impossible de le passer. Elle insista. Tira la langue sous l’effort. Elle n’allait tout de même pas rester bloquée là, si près du but ? Sa marraine avait besoin des simples. Il fallait aider la naissance du petit roi. Elle se crispa sur le métal. Non. Quelle curieuse idée venait-elle d’avoir là ? C’était Henri le Jeune, l’héritier du trône.
— Hummmmm ! rugit-elle entre ses mâchoires contractées par l’effort.
Pourquoi pensait-elle « Richard » ?
— Richard. Richard cœur de lion, chanta une voix dans sa tête.
« C’est un joli nom de roi », admit-elle. Mais non. Non. Elle aimait trop bien Henri le Jeune. Et sa marraine ne supporterait pas de le perdre lui aussi. Eloïn se contorsionna comme si s’enrouler autour du mouvement pouvait donner plus de force à ses bras d’enfant.
— Tu vas arriver trop tard. Tu arriveras toujours trop tard, se moqua la voix.
Eloïn sentit des larmes lui piquer les yeux. Elle les chassa en clignant des paupières. Ses doigts lui brûlaient, mâchés par la pression. Elle lâcha la clef, retomba sur ses talons. S’énerver ne servirait à rien. Revenir en arrière prendrait trop de temps.
— Richard, Richard, Richard… Cœur de lion se bat…
Elle se boucha les oreilles à deux mains, grommela :
— Tais-toi !
Le silence reprit ses droits. Elle leva un index menaçant, foudroya la clef d’un œil noir avant de se hisser de nouveau et de la tourner, lentement cette fois.
La serrure se déverrouilla.
Gonflant le torse, Eloïn poussa à pleines mains le lourd battant de bois, puis ramassa sa lanterne et passa le seuil. Elle était dans la place. A deux toises d’elle se trouvait une cloison. Elle s’avança vers l’arche de pierre qui la perçait. S’immobilisa à quelques pas, saisie par la vision d’une ombre sur le mur de la pièce voisine. Une ombre dansante et gigantesque. Celle d’une bête au torse court, aux jambes torves. Eloïn sentit remonter la peur en elle. Elle porta sa main droite à sa poitrine pour en contenir les battements désordonnés. La bête hurla.
— On y est presque, Aliénor. Un petit effort encore.
Une bouffée de chaleur ranima Eloïn.
Elle se précipita pour s’arrêter sur le seuil, reprise d’effroi. Aliénor faisait face aux flammes vives de l’âtre, accroupie comme si elle voulait déféquer, les deux mains posées à plat de chaque côté sur des tabourets qui l’aidaient à garder son équilibre. Ses traits, écarlates et dégoulinants de sueur sous l’effort, ressemblaient à ceux d’une gargouille.
Lorsque de nouveau, rejetant ce masque en arrière, elle gueula à en vriller les murs de la pièce, Eloïn songea que ce « grand
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