Le règne des lions
l’instant je m’épris d’elle. Sans s’en douter un seul instant, Wilhem me conviait régulièrement chez lui. J’apaisai ses deux fils qui la voyaient d’un œil sombre remplacer leur mère, tempérait leur colère à la naissance de Loanna. Cinq années durant, je fus l’ami, me confortant de ces visites, jouissant de son rire, de ses attentions et de sa lumière et, par ricochet, refusant les rumeurs. Car elles couraient le pays, de jour en jour. Là, c’était tel paysan qui l’avait surprise sous un dolmen, ici, une servante qui affirmait l’avoir entendue invoquer la déesse mère, une autre qui l’avait vue piler des racines de mandragore. Pourtant, aucun ne pouvait se plaindre d’elle. Elle répandait le bien sans relâche. Et je rejetais en bloc tout état de sorcellerie. Jusqu’à ce qu’Etienne de Blois lui-même vienne me révéler ses origines et me donne l’ordre de l’occire. A tous les arguments que je donnai pour sa défense, il opposa des faits, des témoins. Lorsqu’il me quitta, j’étais vaincu par l’évidence des pouvoirs d’Aude de Grimwald. Un amour si puissant partagé par deux hommes ne pouvait être que le produit du malin. Elle devait mourir. Pour le bien de tous. Et le salut de notre âme.
Jaufré ne bougeait plus. Il retenait son souffle, quand celui du balafré s’était accéléré.
— Wilhem devait s’absenter quelques jours. La contrée était paisible, ses fils s’étaient mis en paix. Je promis de rendre visite à Aude et d’armer mes hommes en cas de danger. Il me pressa sur son cœur. Partit. Au soir venu, le cavalier noir prenait la place et embrasait l’édifice. Aucun témoin. C’était le prix à payer pour qu’elle vive. Car à l’instant de l’occire, je n’avais pu. « Faites de moi ce que vous devez Pierre, mais oubliez que j’ai une fille. » Ce furent ses mots, arrachant, à mon masque, sa vérité.
— Pierre ?
Le balafré ramena son visage tourmenté vers Jaufré.
— Pierre de Chantemerle, seigneur de Vendrennes et de Pouzauges. Tel était mon nom alors. Un nom et un titre que j’avais eu fierté à porter jusque-là. Il me fit horreur dans sa bouche armée d’un sourire triste, pas même rancunier. Je l’ai emmenée. Cachée. Wilhem se tortura de sa perte, erra comme un chien perdu, m’obligeant dans son sillage à la chercher, fort d’une certitude que je brisais à chaque pas. Des semaines, des mois passèrent. Aude acceptait sa captivité comme le seul remède pour tromper les Templiers, assurer la survie de sa fille. Elle m’en était reconnaissante, je crois. Jusqu’à ce qu’elle comprenne que je ne la rendrais pas aux siens. Jamais.
De nouveau, la main s’égara sur la cicatrice. Il ferma les yeux, vacilla légèrement, puis se reprit avant de poursuivre sous l’œil troublé de Jaufré, rattrapé par ses propres images.
— Ce jour-là, Wilhem me rendit visite. Dès qu’il passa le seuil, je compris qu’il avait tout deviné. Comment ? Je l’ignore encore. Il me battit froid. Exigea de la voir. Je m’enferrai dans mon mensonge. Le danger s’était éloigné, certes, mais j’étais devenu esclave de sa présence, malgré la tristesse de son regard, malgré le manque évident des siens. Je ne pouvais plus concevoir un instant sans elle, même si je ne m’autorisais pas sa couche. Le ton monta entre Wilhem et moi. Il se jeta sur moi, fort d’une haine abrupte que la détresse avait décuplée. Nous roulâmes à terre, moi dans l’espoir de lui faire entendre raison, puis peu à peu gagné par la certitude que, de cet affrontement, un seul se relèverait. Lui ou moi.
— Ce fut vous…, le coupa Jaufré d’une voix sourde.
Le balafré ne répondit pas. Il s’aida du plat de sa main droite sur son genou replié pour se redresser, accusant, avec les années, le poids d’une douleur non feinte. Jaufré le laissa se remettre droit. Malgré la hauteur des marches qui les séparaient, le balafré était aussi grand que lui assis. Quelques secondes de silence appesantirent la salle voûtée, laissant filtrer au ras des fenêtres de la tour le rire des enfants. Jaufré s’y attarda pour se recomposer une prestance, enclin à une empathie qu’il n’aurait jamais imaginée possible. Le balafré en usa pour regagner des couleurs dans un profond soupir.
— Rien n’est jamais blanc ou noir, Jaufré de Blaye. Je n’ai pas voulu la mort de Wilhem. Il s’est empalé sur ma lame en trébuchant.
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