Le règne des lions

avait, sans sourciller, interprété la cause, Jaufré s’en était voulu de sa dureté inaccoutumée. Trois heures plus tard, revenu de régler quelques détails avec son intendant, il avait trouvé son vieil ennemi à la fenêtre, face au jeu des deux enfants dans la cour. Le balafré n’avait pas pris la peine de s’en excuser. Au contraire.
    — Cette ressemblance avec Aude est si improbable que tantôt elle m’apaise, tantôt elle me brûle. Le comprenez-vous ?
    Jaufré avait hoché la tête, la gorge nouée, avant d’ajouter d’un ton sans équivoque :
    — Guérissez-vous-en. Et vitement, comme il convient à nos accords.
    Un sourire triste s’était ébauché au coin de la bouche du balafré, avant qu’il ne détourne la conversation sur leur itinéraire.
    Dès le petit jour suivant, se pliant aux règles de Jaufré, il s’était couché dans son galop, avait rompu le pain avec lui dans les relais, partagé la couche de ses gens d’armes, parlé peu, Jaufré refusant toute confidence, et lui n’ayant que maudesseins à raconter. De sorte que tous deux ne retinrent de leur voyage que la certitude de n’avoir rien à échanger.
    Au grand matin de ce 16 juillet, soulagé de voir s’arrêter là leur chevauchée, Jaufré pénétrait près de lui dans la cour du vieux Louvre et se faisait annoncer au roi de France. Au bout de une heure, Louis le reçut. Seul. Avant, enfin, de nous réunir dans son cabinet et de nous y laisser.
     
    Le besoin d’embrassade apaisé, Jaufré me rassura quant à nos enfants laissés en Blaye, sous solide garde, puis me raconta. Tout. Comme lui, ma première réaction fut de méfiance, mais le souvenir de ma propre rencontre avec le balafré à Provins me confirma ses dires. Je dus m’asseoir quelques minutes pour me faire à cette histoire qui, de bourreau, plaçait mon ennemi juré presque au rang de victime. J’avais du mal à l’admettre, tant il m’avait tourmentée par le passé. Comment un homme qui m’avait vue naître, avait aimé ma mère et chéri mon père d’adoption, avait-il pu me menacer ? Comment avait-il pu renier le serment fait à Aude de me laisser en paix ? Fallait-il que Pierre de Chantemerle ait été perverti de bien méchante manière pour qu’Anselme de Corcheville ait pu exister ! Si ma mère, en le défigurant, en était responsable de fait, de cœur je ne pouvais que l’absoudre. Je me souvenais trop bien de ma souffrance, inguérissable, en ce temps où tout affirmait la mort de Jaufré à Tripoli. Séparée des siens, prisonnière du doute, Aude était encore une femme, comme je l’étais. Je regardai Jaufré, indifférente à ses habits crottés par la route, à ses yeux aux pattes-d’oie plus marquées. Si je devais le perdre, là… Mon cœur se broya. Celui qui en serait responsable verrait son sang se mêler au mien. Oui, comme ma mère, je châtierais avant de mourir.
    Je secouai la tête, navrée.
    — Je n’ai pas le pouvoir d’apaiser cet homme, Jaufré. Seule Aude de Grimwald le pourrait, et j’ai le sentiment qu’elle est morte de chagrin, quelque part, dans un recoin secret du castel où il la tint enfermée. Dis-le-lui. Qu’il la trouve. La mette en sépulture avec son aimé. Alors, seulement, il gagnera la paix. Je ne veux plus, quant à moi, le revoir. Jamais.
    Jaufré vint s’accroupir devant moi. Ses doigts s’enroulèrent autour des miens. J’avançai le front. Il y appuya délicatement le sien. Nous restâmes ainsi quelques minutes, au-delà des mots, dans cette évidence que l’un sans l’autre nous ne serions plus rien. Puis Jaufré se redressa, prit la porte et je me glissai à la fenêtre qui donnait sur le parvis, consciente qu’au moment de repartir son regard se lèverait vers le mien.
     
    Anselme de Corcheville serra les dents sur sa colère.
    — N’a-t-elle donc pas seulement le courage de me le cracher à la face ? grinça-t-il.
    Jaufré ne baissa pas les yeux.
    — Je vous le répète. Une malédiction ne peut être défaite que par son auteur.
    — Mensonge. Un pardon sincère suffirait.
    Il se jucha en selle, repoussa de la pointe du pied le valet qui l’avait aidé à monter, darda sur Jaufré un œil sombre.
    — Le temps viendra, Jaufré de Blaye, où tu regretteras de n’avoir été plus convaincant. Si je n’ai ce jourd’hui réparation, je l’aurai demain. Par une autre qui le vaudra bien !
    Laissant Jaufré sur cette menace, il cravacha sa monture et