Le règne des lions
la proximité des gens et des soldats de guet, nous nous obligeâmes, lui à singer l’ivrognerie, moi à houspiller un marchand dont un des cochons me soulevait le bas du bliaud. Le balafré disparut dans l’ombre, ratatiné sur lui-même, et je jetai ma chape sur les épaules de Jaufré. Il en resserra les pans sur sa poitrine entachée de sang, reprit sa monture par le licol comme je le fis de la mienne, tandis que, indifférents, les passants cheminaient dans les deux sens d’une circulation tout autant encombrée.
Sans un dernier regard, nous nous en retournâmes d’un pas pesant vers le cœur de la cité, une évidence au cœur.
Par sa provocation ciblée, Pierre de Chantemerle avait obtenu la fin qu’il avait espérée.
Les jours qui suivirent me furent d’un étrange vide. Comme si une part de moi s’était éteinte avec lui, sur le petit pont, et je ne pus l’approcher qu’avec un pincement au cœur. Sitôt ses vêtements ensanglantés changés, Jaufré reprit la route de Blaye avec son escorte. Bien qu’il se soit, comme moi, rendu à l’idée que nos enfants étaient saufs, il avait tenu à s’en assurer en me précédant sur nos terres. Il n’éprouvait pas de remords, au contraire, sinon de n’avoir su demander en quel lieu Aude de Grimwald avait été emprisonnée pour que je puisse mettre son âme, à elle aussi, en paix.
Je demeurai, quant à moi, une semaine encore auprès de la reine de France pour affiner mon traitement et mon verdict, m’occupant des vivants puisque là était ma place. Chaque soir pourtant je regagnais l’ancienne demeure de Denys de Châtellerault dans laquelle je logeais. Rien n’y avait vraiment changé, comme si le temps s’était arrêté avec lui sur les rives du Bosphore, comme s’il avait fallu que, le basileus Manuel Comnène nous privant de sa dépouille, ce lieu devienne mausolée. Aliénor en avait fait sceller les portes à notre retour de croisade. Nul n’y avait plus pénétré. Louis avait été curieusement inspiré de m’en remettre les clefs, affirmant au soir de mon entrée en Paris que ce serait plus diplomatique pour moi, au regard d’Henri, de ne pas être vue au palais de la cité. La place avait été nettoyée avant mon arrivée, mais, malgré toutes ces années, un parfum persistait dans les meubles que j’avais caressés, celui d’une amitié si puissante, d’un attachement si profond que Denys en était mort pour m’avoir voulu sauver. Curieusement, la disparition du cavalier noir en raviva le souvenir. C’était près de cette même maison à colombages, sous le porche de l’église Sainte-Geneviève que j’avais subi une de ses attaques des années plus tôt. Grièvement blessée, j’avais réussi à remonter sur ma jument, à trouver refuge auprès de Denys, mon ami, mon frère. Oui, curieusement, ce fut avec le sentiment que tout ce qui devait être avait été que je refermai sur moi cette page de mon passé.
Le roi ne me retint pas cette fois. Pour avoir demandé mon conseil, il connaissait mon sentiment à l’égard de ses intentions de remariage. Je ne les approuvais pas, puisque contraires aux intérêts des Plantagenêts. Mais c’était justement cet argument qui, je m’en doutais, le ferait s’entêter. Il avait jeté son dévolu sur la délicieuse Adèle qui était la sœur de Thibaud de Blois et Henri de Champagne, respectivement mariés aux filles d’Aliénor et de Louis. Ce qui placerait la nouvelle épousée dans la situation complexe de devenir à la fois la belle-sœur et la marâtre de Marie et d’Alix. Outre sa complexité, cette situation rapprocherait dangereusement la maison de Blois-Champagne de la succession au trône de France. Une alliance dont j’anticipais, pour Louis, la joie et, pour les miens, le chagrin.
Le 4 octobre 1160, tandis que je me rassasiais de nouveau de mon époux et de mes enfants, grandis, rieurs et aimants, qu’Aliénor administrait toujours l’Angleterre en place d’Henri, demeuré en Normandie pour en réformer autant les finances que l’administration, Constance fermait les yeux et Adèle de Champagne les ouvrait sur l’île de la Cité.
25
L a première conséquence de ce remariage fut de jeter Aliénor dans une de ces colères farouches dont je connaissais la portée. Nous étions à Poitiers où se pressait désormais une voluptueuse assemblée de vassaux et de poètes. Les joutes voisinaient avec les jeux d’esprit, les répons avec
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