Le règne des lions
toute légitimité, encore.
Une moue narquoise marqua mes traits.
— Aussi légitime que la réponse de Thibaud de Blois à ton courrier.
Son œil scintilla d’une lueur vengeresse.
— Exactement. Et tu vas t’en réjouir, ma douce, car Gisors sera arrachée aux Templiers qui en assurent la garde et, de fait, la jouissance jusqu’au mariage des enfants.
Elle avait raison. Une part de moi n’avait jamais pardonné à l’Ordre son acharnement contre ma famille. Le spolier d’un bien était, d’une certaine manière, récupérer un peu des miens. Lors, mon rire s’envola pour rejoindre, complice, le sien.
Bien évidemment, il en fut ainsi.
Le mariage des deux enfants fut célébré à Rouen et, dans les jours qui suivirent, Henri se présentait devant Gisors et s’en faisait remettre les clefs. La première réaction de Louis fut de s’accorder à la colère de Thibaud de Blois, son sénéchal. Il lança quelques offensives aux frontières du Vexin, qu’Henri contint sans peine, puis, averti de la puissance de son rival et peu enclin somme toute à une guerre qu’il avait refusée à Toulouse, se résigna dans l’attente de cet héritier que je lui avais promis.
Je partageais, je l’avoue, le même espoir que lui. Huit ans s’étaient écoulés depuis la naissance de mon petit Geoffroy et, malgré tout l’amour dont Jaufré me couvrait, aucun autre enfant ne s’était présenté quand Aliénor en avait mis cinq au monde. Certes, mon aimé ne m’en faisait aucun reproche. Nous avions chacun notre héritier, mais l’envie de maternité me tenait souvent et j’aurais eu bonheur à la voir devenir réalité. Pour me rendre plus encore chagrine, Aliénor avançait de nouveau gros ventre alors que, porté par ses élans aux quatre coins du royaume, Henri la voyait peu. Cette pensée me devenant obsession, je résolus d’en chercher la raison au seul endroit de magie qui pouvait m’offrir réponse. Brocéliande.
Alors que le printemps de cette année 1161 s’annonçait, accompagnée des miens, je me présentai donc aux frontières de mes domaines sous cette pluie battante qui, dix lieues avant, avait vu un de nos chevaux de bât se briser la jambe dans une ornière. Fort heureusement, cantonnés avec nous dans la voiture, derrière les volets de cuir que les gouttes cinglaient avec violence, les enfants n’avaient pu voir le chef de notre escorte achever l’animal près d’un genévrier. Nous étions repartis cahin-caha sur une voie défoncée par trois semaines d’intempéries et n’espérions plus que le confort désuet du vieux castel, en plein cœur de mes terres. Nous le trouvâmes tel que je l’avais laissé quelques années plus tôt, planté sur les bords du lac et baigné de cette lumière si particulière qui ambrait l’air ambiant d’un éternel été. Déjà, en pénétrant sous la voûte des arbres multi-centenaires de la forêt, avions-nous entendu le chant des oiseaux se substituer au fracas de l’eau sur le toit cuirassé. Eloïn l’avait fait remarquer à son frère, impatient de dérouiller ses jambes comme elle l’était de féerie. Un souffle différent nous portait. Jaufré avait dégagé les fenêtres et nos deux enfants s’étaient accrochés aux portières, chacun d’un côté, ouvrant de grands yeux, aussi ébaubis que notre escorte devant les papillons multicolores qui voletaient en nuées autour de nous, les rais de lumière qui trouaient les frondaisons et éclairaient là un groupe de chevreuils paisibles, ici un faon près de sa mère, le museau traversé d’une touffe d’herbe tendre, plus loin des marcassins, zébrés encore de leur première robe et fouissant la terre en quête de glands, un cerf d’une noblesse sans âge surveillant notre progression, une famille d’écureuils sautant de branche en branche ou encore une hermine qui, pour échapper aux roues de la voiture, avait bondi dans un pied de bruyère. Rien qui soit exceptionnel et, cependant, tout semblait l’être. Geoffroy nous prenait à témoin, le doigt tendu à tout bout de champ, Eloïn humait les parfums d’humus, de thym et de chèvrefeuille sauvage, les traits illuminés par la sérénité de l’endroit, qui semblait arracher toute emprise au temps en refermant sur nous son cocon.
Le castel, laissé à l’intendance du vieux Mauray, offrit la même impression aux miens. D’allure bien moins austère que les donjons de son temps, quoiqu’il fût le plus
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