Le règne des lions
les chansons de geste, la musique des troubadours avec le théâtre, les discussions subtiles avec les prouesses des acrobates. Les cours d’amour y étaient les plus belles de ce temps et, pour mieux les servir, Aliénor avait lancé la construction d’une nouvelle résidence plus flamboyante. De fait, avec Henri, elle avait entrepris des chantiers partout. Une nouvelle tour à Londres, sur le bord de la Tamise, un castel à Douvres, un autre dans l’île de Wight, un jardin merveilleux en forme de labyrinthe à Woodstock, une abbaye à Eaton, une autre à Westwood, pour accueillir les filles de l’ordre de Fontevrault, une léproserie à Caen, un palais à Bures, l’agrandissement du château de Rouen, celui d’Angers, des fortifications à Fréteval et Amboise ou encore, à Quevilly, un manoir qui ouvrait le regard sur des envolées d’oiseaux exceptionnelles. Oui, des chantiers partout, pour affirmer haut et clair aux autres suzerains combien étaient solides leur entente, leur puissance et leurs ambitions.
Aussi cette pique de Louis au cœur même de leurs projets valut-elle le fracassement violent de deux vases précieux contre un mur blanchi à la chaux. Je ne dus qu’à un recul prudent, sitôt qu’elle s’en fut saisie, de ne pas être touchée par les milliers d’éclats qui volèrent. Aliénor en reçut deux, un sous l’œil droit qui se piqua en aiguille, l’autre au coin de la lèvre inférieure, qui l’entailla sauvagement avant que de retomber. Loin de s’en inquiéter, elle arracha le premier qui la chatouillait détestablement et, ruisselante d’un sang vermillon, se tourna vers moi.
— La paix ! La paix ! Il veut la paix mais déclare la guerre ! Que croit-il ? Que je vais continuer de m’aplatir devant Thibaud de Blois ? Passe encore pour Henri de Champagne, que je trouve fort bien assorti à ma fille et de bon aloi, mais l’autre ! L’autre !
Elle écarta les doigts d’exaspération, avant de les resserrer sur une gorge invisible. Sa mâchoire aux angulations alourdies se crispa, activant un reflux de sang à sa bouche.
— Il… Il… Grrr…
— … t’insupporte, achevai-je en m’avançant pour tamponner ses blessures.
Elle repoussa mon geste, passa la pointe de sa langue à la commissure de ses lèvres.
— Pire que cela, Loanna. Pire que cela. Son impertinence se masque de notre prétendue réconciliation, mais, tu l’as vu comme moi, tout lui est bon pour nourrir sa rancœur intestine.
La dernière preuve, je le savais, était ce courrier que Thibaud de Blois s’était permis d’écrire en place d’Alix, en réponse à une lettre qu’Aliénor avait adressée à sa fille.
« Souffrez, madame, qu’elle se porte au mieux et n’ait temps à perdre à vous donner chaque mois le détail de ses journées… »
En clair, Alix n’avait pas même lu le message, intercepté, de sa mère. Aliénor avait jeté aux flammes celui de son futur gendre avec la même impulsion vengeresse que les deux vases au col de cygne. Malgré la prétendue trêve instaurée, elle ne reverrait pas de sitôt sa fille, elle en était persuadée. Et cette évidence lui pesait telle une petite mort en l’âme.
Je lui tendis le linge. Elle le pressa sous l’œil.
— Ce scélérat resserre l’étau autour du trône. Si un fils naît à Louis, c’en sera terminé pour nous. La France sera à la maison de Blois-Champagne, et cela, Loanna, cela je ne saurais l’accepter.
Je me gardai de lui avouer ma prémonition et quelques-unes de ses conséquences. Sans que je le tienne pour vérité absolue, le passé m’avait enseigné que tout acte pour les contrer ne servait qu’à leurs rets. L’Histoire ne s’écrivait pas de sourire et de plénitude, elle s’arrachait, de la même manière qu’Aliénor avait arraché cette aiguille de cristal.
— Que comptes-tu faire ?
— Récupérer la dot de la petite Marguerite.
Je souris, amusée de cette perspective.
— Il faudrait pour cela la marier avec Henri le Jeune. Or, tu en conviendras, c’est contre tout principe. Elle n’a que deux ans, Aliénor, et lui cinq. Mais je suppose qu’ayant obtenu dérogation auprès du pape pour leurs fiançailles tu n’hésiteras pas à en demander une autre pour leur hymen.
Elle s’apaisa, ragaillardie par sa trouvaille autant que par mon approbation.
— Nous allons reprendre ce que nous avons si joliment donné à Louis en gage de paix. Le Vexin normand et Gisors. Et en
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