Le règne des lions
Clifford traversant la vaste salle du vieux château d’Oxford soulevaient la surprise, et l’on voyait se réjouir autour d’elle ceux et celles d’hier qui la reconnaissaient. Elle prit le temps pour chacun d’eux, sentant, comme je le voyais moi-même, l’œil d’Henri souligner son avancée.
— N’est-ce point cette damoiselle Clifford que ses épousailles nous ont enlevée voici quelques années ? demanda Aliénor depuis le trône dans lequel, près de celui d’Henri, elle était assise.
À peine ressaisi, Henri grommela :
— C’est possible. Je l’ai trop peu côtoyée pour l’affirmer.
Je me tenais debout, à sa droite, et lui retournai une œillade appuyée. Il la soutint, des perles de sueur à peine perceptibles au front. L’occasion était trop belle. J’enfonçai ma pique :
— Cela m’étonne de vous, Henri. Une si parfaite beauté…
Aliénor n’entendit pas. Elle s’était dressée pour accueillir l’infâme avec un plaisir candide. Pour seule défense contre mon cynisme, Henri haussa les épaules. Mais le message était entendu. Il venait de comprendre. Je savais.
Je m’étais bien gardée jusque-là d’intervenir. À moins d’une collée qu’Henri lui-même aurait donnée dans leur intimité, ma présence auprès d’Aliénor éloignait d’elle tout danger. Conformément au souhait de Becket, j’avais continué de me taire, laissant Henri s’accorder, pour perdre son ennemi auprès de ses alliés, à des trésors de diplomatie et d’alliance. Jusqu’à fiancer sa fille Mathilde avec le très vieil Henri de Saxe, vassal direct de l’empereur d’Allemagne et ennemi du pape Alexandre III. Rien n’y avait fait. Becket jouissait d’une incompréhensible immunité et coulait des jours redevenus sereins à l’abbaye de Pontigny, fondée par Bernard de Clairvaux. Il avait écrit à la reine sur mes conseils, réclamant son aide, qu’elle avait, sur mes mêmes conseils, refusée. Manœuvre habile pour laisser croire à Henri que Becket ne m’avait rien révélé.
Je l’avais visité à plusieurs reprises lors de nos séjours sur le continent et, chaque fois, il m’avait exhortée à la discrétion. Aliénor aimait Henri et, refusant ma prudence concernant l’influence normande en Aquitaine, elle s’accordait sans faillir au moindre de ses jugements. D’autant plus depuis qu’un Philippe Auguste était né au trône de France, deux mois avant la petite Jeanne à la cour d’Angleterre. Louis tenait son héritier. Et, si Becket se plaisait à les révéler, suffisamment de secrets pour rabattre les prétentions d’Henri. Plus que jamais, l’empire Plantagenêt devait faire bloc. Henri le savait. Il avait encore besoin d’Aliénor. Même s’il ne pouvait se séparer de Rosamund. Et voilà que celle-ci bousculait ses projets.
Elle s’inclina au pied de l’estrade, ouvrant, avec sa révérence, une vue plongeante sur son décolleté ajouré de dentelle. La beauté laiteuse de ses fruits fermes et ronds était sublimée par une cascade de perles ligotées, à mi-course, avec un diamant noir. Un présent royal, pensais-je, tandis que je lui offrais le même sourire accueillant que ma reine, laissant Henri se perdre d’inquiétude et de perplexité derrière un masque de civilité.
— Chère, chère Rosamund, s’exclama Aliénor, descendue d’une marche en lui tendant une main amie.
Rosamund s’en empara, se redressa gracieusement puis, acceptant les bras de la reine autour de ses épaules, s’accorda à leur étreinte. Faveur qui, elle le savait, venait de la placer parmi ses familiers. Ravie de l’aubaine, elle teinta sa voix d’humilité :
— Votre accueil, Majesté, fait de moi votre obligée.
— Comment en serait-il autrement ? Vous nous quittâmes bien trop vite, en vérité, se mit à rire Aliénor.
Ses doigts pincèrent avec délicatesse le carmin des joues, à l’endroit de leur fossette.
— Vous voici plus belle encore qu’en mon souvenir. La femme d’aujourd’hui n’a rien à envier à la jouvencelle d’hier. N’est-ce pas, Henri ?
Il ne répondit pas. Elle se retourna vers lui. M’ayant écartée sous le prétexte d’un message urgent, un de ses plus fidèles barons venait de se pencher à l’oreille du roi.
— Un souci, mon époux ?
Henri garda figure ennuyée, se leva.
— Rien qui m’autorise à vous gâter ce moment, très chère. Je ne serai pas long à revenir le partager, croyez-le.
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