Le règne des lions
parfum de prunelle, je plantai des yeux tendres dans les siens. Il déglutit.
— Me trahiras-tu ?
— Pourquoi le ferais-je ? Vous avez jusque-là protégé les intérêts de l’Angleterre autant que l’honneur de sa reine par votre discrétion. Le reste vous appartient, à vous et vous seul. Je n’ai pas à juger.
Ses épaules, tendues, se relâchèrent, décrispant cette paume qu’il avait enroulée au pommeau de l’épée pendue à sa ceinture.
— Je l’avais tenue à l’écart. Elle…
— Elle en a eu assez…
— Je le crains.
Je haussai les épaules.
— Une fleur pareille mérite un jardin et des yeux pour la mirer.
Il sembla ne pas comprendre. Je m’avançai et, retrouvant les gestes d’autrefois, caressai sa joue mangée de barbe.
— L’affection que je vous porte est inchangée. Malgré mon attachement à la reine, je ne demande rien que de vous voir heureux en retour. Acceptez ce conseil. Profitez de la venue de Rosamund pour, aux yeux de tous, prétendre en être subjugué. L’amour partagé éloigne la vindicte. Ce qu’on vous reprochera d’avoir caché sera admis dès lors que partagé.
Il recula d’un pas, suspicieux.
— Aliénor ne me le pardonnera pas. J’y perdrai l’unité du royaume.
Mes traits marquèrent ma tristesse.
— Certes Aliénor en souffrira et je souffrirai de sa souffrance. Mais elle est bien trop fine pour ne pas entendre raison derrière la blessure, trop forte pour ne pas s’en relever. Elle sur le continent, vous en Angleterre. Je ne vois pas d’autres moyens pour empêcher votre alliance de se briser. Songez-y, Henry. Sacrifier Rosamund la rendra amère, tôt ou tard dangereuse pour vous, pour l’Angleterre, et peut-être pour Aliénor. Nommez la maîtresse en titre, et non seulement elle aura ce semblant de pouvoir qui semble lui manquer, mais encore sera à l’abri des complots qui la voudraient supprimer.
Il s’éclaira enfin et je mesurai à quel point il était épris d’elle. Becket avait raison. Elle n’aurait eu de cesse que la mort de ma reine et Henry aurait fini, tôt ou tard, par la lui donner. En la plaçant au grand jour, je lui coupais l’herbe sous le pied. Il m’attira dans ses bras. Fraternellement. Chuchotant un « merci » soulagé. Je me laissai faire. Je n’avais plus à craindre ses assauts charnels. J’en souffrais d’autres. Ceux de ma conscience. Je n’avais que ce moyen pour sauver Aliénor d’une grossesse de trop. La tuer de chagrin. L’éloigner et l’aider à se reconstruire, à faire de Richard, en Aquitaine, le futur roi que la prophétie de Merlin évoquait, même si pour l’heure Henry le Jeune était l’héritier désigné du trône. Car je n’en pouvais plus douter désormais. L’heure viendrait où mari et femme s’affronteraient.
35
L e soir même, au banquet qui réunissait invariablement les familiers de Leurs Majestés, Henri s’accorda à mes conseils. Sans peine, d’ailleurs. Il lança fréquemment des œillades à Rosamund Clifford. Un instant surprise, cette dernière baissa les yeux, gênée. Elle les détourna lorsque Henri y appuya un trouble plus marqué. A quoi jouait son roi ? Voulait-il les perdre ? la perdre ? Ou brûlait-il si fort d’amour qu’il ne pouvait le cacher ? Quoi qu’il en soit, elle ne voulait prendre le risque d’inquiéter la reine. Elle devait rester dans son sillage pour pouvoir, le plus simplement du monde, l’exécuter. Afin de contrer son amant, elle reporta son attention sur le fils du jeune baron, promis à la petite duchesse de Montfort. Ameyric de Garderre. Boutonneux, flanqué d’un double menton malgré son allure étriquée, le nez épaté sur un regard qui louchait, il ajoutait à sa disgrâce un manque total de conversation. La rose et le crapaud, se dit-on dans les rangs, n’imaginant pas un instant que l’intérêt de Rosamund puisse s’y arrêter. Elle en était consciente, mais n’avait d’autre choix que s’en contenter. Il était son plus proche voisin non marié. Aliénor, de fait, sembla ne rien voir. Rieuse, enjouée malgré l’approche de ses couches, elle répétait à l’envi que c’était grand bonheur pour la cour d’y voir reparaître damoiselle si bien tournée. Elle alla même jusqu’à glisser à l’oreille de la comtesse de Calberston, une duègne fripée assise à ses côtés :
— Et voyez sa piété, qui accorde complaisance à ce pauvre garçon, quand une autre
Weitere Kostenlose Bücher