Le règne du chaos
s’en rende pas compte.
L’archer empocha l’argent et se dirigea vers Gaveston. Je regardai autour de moi. Je me souviens encore de ce bois hanté, du ciel qui s’éclairait à travers les formes noires des arbres, silhouettes spectrales, des archers encapuchonnés, du craquement du cuir, de l’éclair des armes, de la puanteur pénétrante de la pourriture dans l’humide sous-bois, de ces cavaliers muets, funèbres, attendant alors même que Gaveston, dans un souffle, récitait ses dernières vêpres.
— Monseigneur, il faut vous lever, déclara l’archer d’une voix qui sonna comme le glas.
Gaveston obtempéra non sans mal et se donna une chiquenaude sous le menton.
— Je vais donc me lever. Allez-vous me couper la tête, messire ? Je suis bien trop beau pour ça.
— Il est vrai, monseigneur.
Le soldat tendit le bras.
— Laissez-moi vous serrer la main avant que vous nous quittiez.
Gaveston accepta. L’archer, qui avait en secret tiré sa dague, plus prompt que l’éclair, attira le favori vers lui comme pour l’enlacer et lui plongea la lame au fond du cœur. Même moi, qui avais sollicité une fin rapide, fus surprise. Gaveston resta quelques secondes debout, puis s’affaissa et tomba à genoux à la renverse. L’archer se saisit de lui et retira sa dague tout en étendant doucement Gaveston sur le sol. J’allai m’agenouiller près du moribond. La mort rendait déjà ses yeux vitreux ; le sang s’échappait à gros bouillons de son nez et de sa bouche. Il se tourna un peu, toussa et essaya de prononcer le nom d’Édouard. Ses doigts frémirent. Je les serrai. Gaveston me lança un long regard, puis fut parcouru d’un tremblement et retomba en arrière.
— Il est mort ! constata l’archer. De grâce, madame, écartez-vous.
Un de ses camarades avait extrait d’un sac une hache à double tranchant. Je m’éloignai en trébuchant et fixai les cavaliers, ces spectres vengeurs. J’ouïs les propos qu’échangeaient à voix basse les soldats, puis un bruit de chaînes. On redressa le corps pour lui poser le cou sur un tronc d’arbre déraciné.
— Maintenant ! murmura un des hommes d’une voix rauque.
J’entendis crisser le cuir à affûter, puis un son mat à vous glacer le sang. Je respirai à fond avant de me retourner. Le corps de Gaveston, animé de petites secousses convulsives, gisait à terre. Un peu plus loin se trouvait le chef, yeux mi-clos, lèvres entrouvertes, bouche ensanglantée. Tout en essayant d’éviter le sang qui ruisselait, l’archer prit la tête entre ses deux mains. La portant devant lui, il passa près de moi, sortit de la rangée d’arbres et la brandit afin que les cavaliers puissent la voir. L’un d’entre eux, sans doute Lancastre, leva la main. L’archer fit demi-tour pour rapporter la tête coupée et la déposer avec précaution près du tronc de la dépouille, qui nageait à présent dans le sang.
L’homme me prit le bras.
— Venez, madame, venez, laissons-le là.
— Je ne puis, soufflai-je.
J’étais glacée et terrorisée. Je respirais avec peine et avais le ventre noué. Les soldats devisaient en gallois. L’un d’entre eux sortit une petite gourde de vin qu’il déboucha et glissa entre mes lèvres, m’obligeant à avaler une gorgée, puis il recula.
— Madame, vous ne pouvez rester ici, pas dans l’ombre.
— Je le dois, répondis-je. Je l’ai promis.
Les soldats parlèrent entre eux, haussèrent les épaules et me dirent adieu. Ils quittèrent le couvert et, sans se presser, se dirigèrent vers les cavaliers immobiles. Les barons et leurs escortes s’en furent. Accroupie sur place je les regardai s’éloigner tout en essuyant la sueur de mon front et de mes joues. J’avais du mal à bouger ; plus encore à me retourner pour voir l’horreur qui m’attendait. Le soleil commença à se lever, dissipant les ténèbres. Je m’étendis sur l’herbe, tournée sur le côté telle une enfant dans son lit, et m’efforçai de reprendre ma respiration. Le silence régnait toujours dans les bois. Je me ressaisis enfin. Je me relevai pour m’approcher du corps martyrisé de Gaveston. Le sang commençait à sécher. La tête coupée, qui devenait à présent grisâtre, s’était un peu inclinée. Je la remis en place avec soin en tentant de ne pas regarder ces yeux mi-clos. La peau était froide et moite. Je dus me répéter que l’essence de Gaveston, son âme, son esprit, avait depuis longtemps
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