Le règne du chaos
De la tige d’un lis blanc s’élevait la tête d’une grue tenant un poisson dans son bec. Un faciès de singe cornu crachant du feu sortait de sous ses ailes. Je suppose que le meurtre est l’absurdité suprême de l’existence, surtout celui d’un ami perpétré par une âme devenue traîtresse.
— Eh bien ? insistai-je.
— Nous ne savons rien !
Philip Leygrave, rose visage de bachelette encadré de mèches blondes, s’empara de son ceinturon et se mit debout.
— Souvenez-vous, madame, que nous étions dans la roseraie lorsque vous avez apporté la nouvelle du trépas du malheureux John Lanercost. Ensuite…
Il haussa les épaules, boucla son ceinturon et, d’un signe, invita ses amis à l’imiter.
— Ensuite, quoi ? relevai-je d’un ton sec.
— Geoffrey s’en est allé, en maugréant des injures contre Alexandre de Lisbonne. Il s’est isolé. Il est venu prier céans. Bah, quelle importance cela a-t-il ? ajouta-t-il avec une petite grimace.
Ses compagnons se relevèrent aussi et ceux qui avaient enlevé leur ceinturon le rebouclèrent.
— Craignez-vous une attaque ? Ici, dans ce prieuré qui est devenu la demeure du souverain ? De quoi avez-vous peur, en fait, messires ?
— De rien, répondit Leygrave par-dessus son épaule.
— J’essaie de vous aider, messires, plaidai-je. Je ne suis point votre ennemie.
— Vous êtes une femme !
La fatuité de la remarque de Kennington provoqua quelques ricanements.
Je me souviens des ragots prétendant que les Aquilae Petri étaient des sodomites, à l’instar de David dans l’Évangile, dont il est dit que l’amour pour Jonathan « surpassait celui de l’amour éprouvé pour une femme ».
— Une femme ? concédai-je. Comme vos mères, vos sœurs, Sa Grâce la reine ? Cela importe-t-il ? Mon cœur est loyal et ma volonté inébranlable. Femme ou non, je vous dis ceci : si Lanercost a été tué, un d’entre vous ne pourrait-il pas être le prochain ? Est-ce pour cela que vous êtes équipés de pied en cap comme des malandrins à Cheapside ?
Rosselin s’avança, l’air avantageux, et se planta devant moi. Les autres le rappelèrent. Je me protégeai les yeux de la lumière qui traversait le vitrail coloré dans le mur d’en face. J’étais décidée à me montrer impavide. Je m’attendais à ce que Rosselin soit agressif, mais la peur se lisait sur son visage. Ses compagnons ne cessaient de l’appeler. Il tira un bout de parchemin de son escarcelle et me le tendit. Je le déroulai.
— Aquilae Petri, lus-je en articulant bien, ne volez pas si haut, superbes et fanfarons, car acheté et vendu est votre maître Gaveston.
Les lettres étaient bien formées. Je ne reconnus pas l’écriture et, quand je leur posai la question, Rosselin et les autres en dirent autant.
— Quand vous l’a-t-on remis ?
— Nous partageons des chambres à l’hostellerie du prieuré, expliqua Rosselin en s’asseyant sur ses talons. Lanercost, comme à son habitude, s’est levé de bonne heure et est sorti bien avant l’aube. Nous étions encore couchés quand la cloche de la première messe a sonné.
Il détourna les yeux, gêné.
— Nous nous soucions davantage, madame, de notre corps que de notre âme.
Il montra le parchemin :
— Quoi qu’il en soit, ceci était apposé à l’huis de notre logis. Dieu seul sait qui l’a envoyé. Bon, vous pouvez le garder.
Il se releva, s’inclina et sortit sans se presser avec ses amis.
Je restai là à réfléchir. La matinée s’avançait. Je me sentais plus calme, plus déterminée. Quittant l’église en quête de lait et de pain, je traversai la cour en direction de la dépense où se trouvait frère Eusebius, dont la figure disparaissait presque dans un énorme bol de bouillie d’avoine. Il se hâta de le vider, s’essuya les lèvres d’un revers de main, m’assura que l’église et le clocher étaient déserts quand il les avait quittés, puis offrit de me conduire au dépositoire où on avait emporté le corps de Lanercost. J’oubliai ma faim et acceptai volontiers. Sans cesser de bavarder, Eusebius me guida dans les couloirs aux dalles grises, me fit passer par le grand et le petit cloître, à travers les cours de la pommeraie et celle des fours, devant le scriptorium et la bibliothèque, la chancellerie du prieur et l’aumônerie, puis, enfin, par un petit verger fleuri d’odorants buissons blancs, me mena jusqu’au dépositoire. Le
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