Le règne du chaos
jetai un coup d’œil sur la mer. L’embarcation dans laquelle Isabelle avait pris place était sauve, mais les autres semblaient mettre des siècles à arriver. L’une des dames de la reine – que Dieu me pardonne, j’ai oublié son nom –, qui avait été laissée en arrière avec nous, s’écroula sur le sable mouillé, secouée de sanglots irrépressibles. Je suivis le rivage des yeux. Les Écossais se rapprochaient, écus, casques, hauberts et épées tirées luisant dans la lumière. Ils s’arrêtèrent. Quelques arbalétriers habillés de cuir noir firent un pas en avant, s’agenouillèrent puis lâchèrent leurs traits. Ils avaient mal évalué la distance et la volée de carreaux fut trop courte. Demontaigu, épée brandie, organisa notre groupe, renforcé maintenant par ceux qui s’élançaient hors de la grotte sous la tour Duckett. On rassembla sur-le-champ une rangée d’archers, de serviteurs, de gens d’armes, de soldats du château, de tout homme muni d’une arbalète ou d’un arc. Les Écossais se lancèrent à l’assaut et, dans leur hâte, bousculèrent leur propre piétaille. Demontaigu donna l’ordre de tirer. Une pluie de flèches et de carreaux abattit le premier rang des attaquants et une multitude de ceux qui se trouvaient à l’arrière. Notre seconde volée fut moins fournie ; seuls les archers eurent le temps d’encocher leur flèche et de tirer. Puis ce fut l’affrontement, une furieuse et sanglante mêlée de moulinets tournoyant et d’étranges cris de ralliement. Sur toute la longueur de la plage et jusqu’au bord de l’eau, ce fut le choc affreux d’hommes pris dans un mortel et cruel corps-à-corps. Mais les assaillants furent contenus. Les embarcations attendaient en eau peu profonde. Demontaigu et les écuyers nous bousculèrent dans les remous. On nous agrippa, on nous poussa et on nous embarqua tels des ballots. Nos défenseurs aussi commencèrent à battre en retraite dans l’eau, les archers en premier afin de pouvoir user de leur arme et tirer par-dessus nos têtes sur les Écossais pataugeant dans la houle comme des chiens prêts pour la curée. L’écume se teinta de rouge. Les vociférations et les hurlements de nos assaillants se firent plus violents. Le gouverneur – que Dieu le bénisse ! – avait envoyé d’autres hommes par le tunnel sous la tour Duckett. Ils surgirent du passage et se jetèrent sur l’arrière-garde écossaise. Nos canots étaient dangereusement surchargés. Blessés et mourants gisaient, le sang coulant à flots d’horribles entailles. La dame d’honneur de la reine, frappée d’un carreau en pleine poitrine, se débattait dans un bain de sang en poussant de pitoyables gémissements étouffés. Les rameurs se préparaient. Les capitaines des chaloupes ordonnaient à cor et à cri de s’éloigner.
Nous nous dégageâmes enfin, montant et descendant sur les vagues. Les embarcations surnageaient, des cadavres flottaient sur la mer ensanglantée. Les Écossais, comprenant qu’il était inutile de nous poursuivre, se retournaient à présent pour affronter le danger derrière eux. Déjà quelques-uns renonçaient et reculaient le long de la grève. Canots et chaloupes avançaient, bravant la houle, se fracassant presque contre le flanc de La Vouivre. Nous gravîmes tant bien que mal les échelles de corde sous les exclamations des marins qui nous hissèrent par-dessus le bastingage. Ils firent preuve de peu de compassion et nous restâmes couchés sur le pont là où on nous avait jetés. On fit circuler des outres d’eau et, trempée jusqu’aux os, je passai le reste de la matinée à m’occuper des blessés et des mourants. Le capitaine de La Vouivre, désireux avant tout de s’éloigner de la côte, préoccupé par les fanaux qui brillaient au sommet des falaises et craignant les pirates flamands qui rôdaient dans les parages, ne se souciait point de nous. Vers midi, les mires du bateau et moi, aidés par Bertrand et Dunheved, avions soigné de notre mieux les blessés. Middleton et Rosselin vinrent nous voir, mais je les chassai. Demontaigu demeurait impassible et déterminé. Je le remerciai pour ce qu’il avait fait. Je peux affirmer que Dunheved, calme, patient, attentif, m’impressionna. Je sentais néanmoins la rage qui bouillait en lui. Et si nous avions tous des soupçons quant à ce qui s’était passé, ce n’était pas l’heure d’en débattre.
Lorsque nous eûmes achevé notre tâche,
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