Le règne du chaos
l’opiat, puis se mit à délirer : il se voyait s’ébattant dans de vertes prairies, et évoqua sa mère et une bachelette nommée Claricia. Il finit par émerger des hallucinations dues à la potion et, en chuchotements épouvantés mais lucides, me raconta ce qui s’était passé. Les Noctales s’étaient enfoncés dans le brouillard, bien avant dans la lande, là où tourbillonnaient esprits malfaisants sortis des eaux et spectres démoniaques. L’endroit était désert et hostile. L’inquiétude avait gagné plusieurs de ses compagnons qui maudirent leur chef, mais ce dernier ne renonça pas. Les dés étaient jetés. À une heure de marche du château, leur guide les avait menés dans un traquenard aussi fatal qu’une chausse-trape.
— Qui ? s’enquit le gouverneur que j’avais fait quérir sur-le-champ.
— Les templiers.
— Balivernes ! regimba-t-il.
— Alors des fantômes, gémit le blessé. Issus de l’Enfer et rêvant de vengeance. Croyez-moi, j’ai entendu leur cri de guerre : « Beauséant ! » J’ai aperçu leur drapeau noir et blanc. Ils étaient prêts et attendaient tels des loups. Une grêle de traits sifflant, une pluie mortelle perçant le brouillard, puis ils nous ont cernés, braquant leurs lances et faisant tournoyer leurs haches. Nos chiens et maints de nos chevaux ont essuyé le plus fort du premier assaut.
— Combien étaient-ils ?
— Leur nom devait être légion. Alexandre de Lisbonne a fait de son mieux. Nous avons mis pied à terre et formé une haie de hallebardes, mais ils l’ont brisée à coups de hache, d’épée et de massue. Nous avons été séparés en petits groupes, chacun se battant pour son propre compte. Celui dans lequel je me trouvais a été désuni. Je me souviens avoir reçu une brûlante blessure ici…
Il posa la main sur son ventre.
— … puis je me suis enfui. Derrière moi ce n’était que hurlements et cris affreux. J’ai retrouvé sans mal mon chemin pour revenir. Je n’ai eu qu’à suivre nos traces. J’ai ouï des poursuivants mais un cor a sonné. Ils voulaient sans doute qu’un d’entre nous survive pour narrer l’histoire.
Le jouvenceau se cambra sous la douleur.
Je jetai un coup d’œil au gouverneur qui haussa les épaules. J’introduisis une coupe de vin entre les lèvres du moribond. Demontaigu arriva juste avant l’aube et donna au Noctale le soutien spirituel qu’il pouvait. Ensuite nous allâmes rendre compte à la souveraine qui, réveillée tôt, se réchauffait déjà devant un maigre feu.
— Mon père, déclara-t-elle sans prendre la peine de lever la tête, les yeux fixés sur les flammes, mon père, à Paris, sera fou de rage ! Alexandre de Lisbonne et les Noctales lui appartenaient. Ce qui a commencé dans le sang finira dans le sang, souffla-t-elle.
Bertrand et moi nous retirâmes dans l’embrasure d’une petite fenêtre de l’étroit corridor. Nous nous installâmes sur le coussiège et il se pencha en avant.
— Nous n’y pouvions rien changer, Mathilde. Alexandre de Lisbonne a été châtié.
— Mais qu’est-ce que cela signifie ?
— Je parierais, dit-il en choisissant ses mots, qu’Ausel et les autres sont allés en Écosse. Ils ont fait la paix avec Bruce, ont reçu son appui, puis se sont dirigés vers le sud. Le trajet a dû être aisé ; la poursuite du roi par les barons a tout paralysé. Shérifs, baillis, bourgmestres préfèrent ne pas bouger. La campagne est à l’abandon et déserte. Il serait difficile de pister même un détachement assez important. Ausel a décidé d’agir. Mis à part le jeune soldat que j’ai confessé et absous, je pense qu’aucun des Noctales n’a survécu. Je dois voir le gouverneur.
Bertrand se leva.
— Si Ausel est ici, alors les forces de Bruce ne sont pas loin derrière.
J’insistai pour l’accompagner. Le gouverneur, vieux guerrier madré, était déjà parvenu à la même conclusion. Il ne croyait toujours pas aux histoires sur les templiers, mais Bertrand argumenta avec calme. Le gouverneur l’écouta en acquiesçant du chef. Peu après le lever du jour il chargea des éclaireurs de suivre les traces d’Alexandre de Lisbonne et de ses hommes. Ces éclaireurs, soit grâce à leur expérience soit parce qu’on le leur permit, parvinrent à rentrer. Ce qu’ils nous narrèrent donnait froid dans le dos. Ils avaient gagné le champ de bataille, découvert lances rompues, poignards en morceaux, une selle
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