Le règne du chaos

je n’avais pu réfléchir à rien d’autre. Ce ne fut qu’alors que je me rendis compte à quel point je devais avoir l’air fatiguée, déguenillée, sale et échevelée.
    Les trois jours suivants, nous nous reposâmes et nous détendîmes dans les vastes et très confortables logements que l’abbaye avait mis à notre disposition. Dans ce havre de paix, ce fut une pause singulière entre les horreurs du départ de Tynemouth et l’orage qui se préparait autour du trône d’Angleterre. Des jours passèrent. Des messagers, montés sur les chevaux les plus rapides des écuries, partirent en mission. On envoya des écuyers et des serviteurs au capitaine de La Vouivre, qui affala ses voiles par trois fois en l’honneur de la Trinité avant de quitter Whitby. Le bateau revint peu après et le capitaine se précipita pour tenir un conseil secret avec la reine.
    J’étais, bien sûr, très satisfaite d’être loin de Tynemouth. L’abbaye St Hilda était un bel endroit où séjourner. Isabelle pouvait se délasser dans un cadre magnifique, que ce soit les somptueuses pièces lambrissées de chêne, les jardins luxuriants ou les cloîtres ombragés, d’autant plus que le temps avait changé, une journée ensoleillée suivant l’autre. J’avais fort à faire à l’infirmerie. Je dispensais des soins aux blessés ou aidais, au dispensaire, à remplir pots et jarres de divers remèdes. Demontaigu demanda la permission de s’occuper de ses affaires personnelles, comme le firent les Aquilae Petri, qui, ayant loué des montures, sortirent en trombe pour s’enquérir de l’endroit où se trouvait leur maître. Des gens allaient et venaient. Des rumeurs couraient. Des ragots prospéraient aussi abondamment que puces dans le poil d’un chien, mais Isabelle ne laissa onc voir son jeu. Les durs et sanglants conflits de cour n’avaient pas de secrets pour elle. Enfant, malmenée par ses trois frères, elle avait acquis la patience d’un chat aux aguets. Elle avait l’esprit fourmillant d’idées, cependant, en public, elle n’était que sourires et se comportait avec beaucoup de grâce. Elle semblait encore un peu distante avec moi, comme obsédée par un problème secret qu’elle ne pouvait révéler. Je la soignais. Elle me permit de l’examiner et je fus soulagée de constater qu’elle et l’enfant qu’elle portait étaient sortis indemnes de l’épreuve. Isabelle était une fleur rare, élégante, belle et souple, mais en réalité dure et résistante, telle la plus parfaite armure du pays. Elle était, de corps et d’esprit, en pleine forme. Il est vrai que son ventre avait beaucoup gonflé et, qu’enceinte*, elle souffrait sans se plaindre des douleurs, maux et désagréments ordinaires dus à cet état, mais elle ne tenait pas compte de ces petites contingences. Assise dans sa chambre, elle dictait des lettres ou s’entretenait en particulier avec Dunheved. Elle rendait visite à l’abbesse et aux sœurs ou jouait la haute et puissante bienfaitrice dans le grand réfectoire de l’abbaye. Tout cela n’était que ruse, un bouclier derrière lequel elle s’abritait, non seulement pour se protéger mais aussi pour pouvoir, en toute discrétion, tracer son propre chemin tortueux. La reine tissait sa toile, veillait et attendait.
    Isabelle ne parlait guère, sauf pour m’interroger sur Tynemouth, les Noctales, le trépas de Lanercost, les doutes que je pouvais avoir, ce que j’avais vu et entendu. Elle ne s’exprimerait que lorsqu’elle serait prête et, le dernier jour d’avril, elle décida que c’était le moment. Nous nous retrouvâmes, Dunheved et moi, dans la chambre privée de la souveraine, une pièce octogonale richement meublée de sellettes de chêne ciré, d’une table de travail, d’un lavarium, de chaires au dossier de cuir placées devant la cheminée au manteau en forme de hotte. Au-dessus, une tapisserie aux couleurs vives représentait l’histoire miraculeuse de Caedmon, un vacher local qui avait appris à écrire la poésie la plus raffinée. De part et d’autre, des tableaux, rehaussés en rouge, or et noir, décrivaient des scènes de la vie de sainte Hilda et d’autres grands saints des comtés du Nord. La solide porte était barrée et fermée. Sa tenture en cuir sang de bœuf avait été déroulée et les dalles noires et blanches en forme de losange avaient été couvertes d’épais tapis, comme si Isabelle désirait étouffer tout bruit de l’intérieur ou