Le règne du chaos
coupée et déchirée, un habit quelconque, mais de cadavres d’hommes ou de bêtes, point ; ils avaient tous été emportés. Alexandre de Lisbonne et ses Noctales avaient bel et bien disparu, s’étaient éteints, avaient été effacés de la terre de Dieu. Les éclaireurs nous parlèrent aussi de paysans cachés, apeurés, qui avaient évoqué une armée écossaise s’avançant jusqu’au tréfonds du comté, suivant les vallées et lançant de féroces assauts contre les villages et les fermes des environs. Il n’en fallait pas davantage au gouverneur. Il mit le château sur le pied de guerre. On envoya un message à la reine pour la prier de se préparer incontinent à quitter les lieux et l’avertir que le gouverneur ignorait encore s’il y avait un traître dans nos murs. Nous ne tarderions pas à découvrir que c’était bien le cas.
CHAPITRE V
~
Ils avaient décidé d’enlever la reine d’Angleterre
Deux jours après le massacre d’Alexandre de Lisbonne et des Noctales, le tocsin tonna juste avant l’aube. Un officier de la garnison fit irruption chez la reine et annonça qu’on avait trouvé ouverte une petite poterne dans le mur d’enceinte.
— Dieu merci, ajouta-t-il, cela nous a laissé un peu de temps. La serrure et le loquet ont été forcés. On a donné l’alarme, mais peu après la poterne de sortie a été attaquée.
Même à l’abri des murs épais, le tumulte grandissant d’une bataille parvenait à nos oreilles.
Isabelle, déjà tout habillée, donnait aux gens de sa maison l’ordre de se rendre dans la cour.
— N’avait-elle pas été barrée à temps ?
— Non, Votre Grâce ! Un sergent et quelques soldats s’y efforçaient. Ils ont été surpris et occis. Les Écossais ont maintenant des hommes dans le château. Ils essaient d’atteindre le portail principal…
Il n’en finissait plus de bavarder alors même que nous nous apprêtions à partir.
Demontaigu, les écuyers de la reine et d’autres membres de sa maisnie étaient tous sur le pied de guerre. La plupart des arches et des coffres d’Isabelle avaient déjà été descendus dans la crique devant la tour Duckett. Le reste n’était que des effets personnels, qu’on faisait partir maintenant. Une fois prêtes, nous quittâmes le logis du prieur, escortées par Bertrand et les écuyers. Une épaisse brame de mer cachait ce qui se passait de l’autre côté du château, où les soldats de la garnison se battaient désespérément pour contenir et repousser les assaillants. Nous entendions les bruits terrifiants du combat : hurlements, cris aigus, fracas des armes. Un incendie s’était déclaré quelque part et on voyait ses flammes jaunissantes à travers le brouillard. Des panaches de fumée noire s’élevaient dans les airs. Nous n’étions pas alors en réel danger. La souveraine était bien gardée.
Lorsque nous parvînmes à la tour Duckett, nous constatâmes que Rosselin et Middleton avaient déjà fui par le tunnel. Nous nous dépêchâmes de les suivre pour nous retrouver dans l’air marin, vif et froid. La Vouivre était parée, beaupré tourné, grand-voile à moitié déroulée et gonfalon royal flottant sur la haute poupe. Des bateaux et des canots dansaient sur les vagues entre le rivage et le navire. La marée était encore basse. Nous abandonnâmes l’abri des falaises pour nous précipiter au bord de l’eau à la rencontre des chaloupes – de solides embarcations à six rameurs – qui s’approchaient. La première arriva, rames levées, quille raclant les galets enfouis dans le sable. Des hommes en sautèrent pour aider Isabelle et d’autres personnes de sa suite. Bertrand, Dunheved et moi attendions la suivante quand l’un des écuyers nous avertit d’un cri en désignant un point sur la plage. L’enfilade des falaises toutes blanches se révélait alors et la marée en se retirant avait laissé à découvert une large étendue de sable couverte d’algues, de rochers et de flaques. La brume se dissipait. J’aperçus un scintillement argenté, un éclair coloré. La terreur me coupa le souffle. On jetait l’alarme de toutes parts. Les Écossais avaient envoyé un détachement qui, après être descendu de la falaise par un sentier, progressait le long de la grève. Pur hasard ; la roue de la fortune avait empêché la souveraine d’être prise au piège, soit ici, soit dans le tunnel de la tour Duckett.
Les écuyers hurlaient aux canots de faire vite. Je
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