Le règne du chaos
Dunheved organisa de rapides funérailles pour les morts, confiant les corps aux profondeurs marines et les âmes à Dieu. À la fin de l’après-midi l’équipage se joignit aux passagers pour assister au tragique office en mémoire des victimes, célébré par Dunheved sous un taud tendu à partir d’une cabine. Ce fut un moment angoissant. La Vouivre, toutes voiles gonflées par un vif vent du nord, fendait les eaux sous un soleil qui devenait plus chaud. D’une voix puissante et qui portait loin, Dunheved récita les prières pour les défunts et nous fit chanter une hymne d’action de grâce pour notre délivrance. Le roulis du navire, ses odeurs piquantes, le craquement des madriers et le claquement des cordages me faisaient tourner la tête. J’avais l’impression de rêver. Au-dessus de nous, le ciel était d’un bleu limpide. Le soleil baignait le pont. C’était un tel contraste avec les hauteurs embrumées de Tynemouth !
Au début de la soirée, la reine, indemne et sereine, quitta sa cabine pour nous rejoindre sous le taud où Dunheved avait célébré l’office. Pâle comme l’ivoire, ses cheveux en natte serrée autour de la tête, elle avait relevé le profond capuchon de son manteau. Elle remercia publiquement le capitaine de La Vouivre, ses écuyers, Bertrand, et d’autres gens de sa maison. Elle distribua des pierres précieuses en témoignage de sa satisfaction, puis s’assit dans la petite chaire du capitaine pendant que Dunheved dressait la liste des défunts.
— Nous en avons perdu huit en tout. Une dame d’honneur, un écuyer et six personnes de la maisnie de notre souveraine.
Le dominicain ajouta qu’au moins deux fois plus d’hommes appartenant à la garnison du château avaient péri lors de notre fuite.
Isabelle ne broncha pas. Son visage ressemblait à celui d’une statue, ses yeux bleus, purs comme des saphirs, fixés sur la mer, ne cillaient pas. À la question de Dunheved, elle répondit qu’elle allait bien, puis retourna à ses rêveries. Ensuite elle partagea une cruche d’hypocras et un plat de douceurs avec nous. Rosselin et Middleton, qui s’étaient affairés sous le pont, remontèrent, l’air piteux. Je les avais aperçus, montant et descendant toute la journée, puis à la messe. Ils avouèrent qu’en fait ils avaient été aussi surpris et bouleversés par le féroce combat sur la plage que l’avait été le capitaine de La Vouivre, un marin du port de Hull à la tête rasée et à la mine réjouie. Ce dernier déclara que Rosselin et Middleton avaient voulu retourner en arrière pour aider les combattants, mais qu’il les avait prévenus que c’était inutile. Pourtant le capitaine avait bien compris qu’il y avait eu trahison : Isabelle, reine d’Angleterre, avait failli être capturée par une bande d’Écossais en maraude.
Dunheved et moi restâmes fort tard près de la souveraine. Elle insista pour réciter les vêpres du jour. Nous tentâmes ensuite de la faire participer à la conversation, mais elle se contenta de secouer la tête et de porter un doigt à ses lèvres.
— Pas maintenant, murmura-t-elle, pas maintenant, Mathilde, frère Stephen. Nous devons juste ne pas bouger, attendre et veiller.
Nous n’avions pas le choix. La Vouivre était prête à engager la bataille. Son maître ne voulait qu’une chose : emmener la reine hors des eaux dangereuses jusqu’à un port sûr. Après une bonne nuit de navigation, il se rendit près d’Isabelle pour lui expliquer qu’au crépuscule nous arriverions au port de Whitby sur la côte du Yorkshire.
— Ce n’est qu’un village de pêcheurs, mais en haut des falaises il y a un célèbre couvent.
Il sourit.
— Je suis certain que l’abbesse vous recevra avec plaisir et vous offrira un logement agréable.
Et en effet, tard dans l’après-midi, La Vouivre se glissa sans difficulté dans la crique de Whitby. La reine voulut à toute force descendre à terre sans attendre. Des canots la conduisirent, elle et sa maison, sur la plage et on dépêcha un messager à l’abbesse de St Hilda. Peu de temps après, un groupe de nonnes en habits bleu foncé, accompagnées par des serviteurs de l’abbaye, dont nous avions aperçu de la mer les bâtiments majestueux, vint escorter la souveraine vers les appartements qu’on lui avait préparés en hâte. Ce furent des heures fort occupées et épuisantes. J’avais été si absorbée par les périls auxquels nous avions échappé que
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