Le règne du chaos
de St Aidan, bien qu’il refusât de parler en ces lieux. Nous sortîmes donc par la porte d’Antioche et suivîmes l’abrupt sentier de la falaise jusqu’aux ruelles mal pavées du petit village de pêcheurs. Il paraissait savoir où il allait et me conduisit à L’Arbre de David, une taverne de marchands en bordure du village qui surplombait la grève rocheuse. Je me souviens bien de cet endroit plutôt agréable.
La grand-salle était divisée par des cloisons formant de petites alcôves, meublées, chacune, d’une table encadrée de bancs en bois. La pièce sentait bon le poisson grillé et les amandes et ce que nous commandâmes – de ; la venaison cuite dans du vin, du poivre noir et de la cannelle – était délicieux, tout comme la bière brassée sur place. Bertrand se lava les mains dans de l’eau parfumée aux herbes et mangea avec grand appétit, écoutant avec attention ce que je lui narrais. Quand je me tus, il s’essuya la bouche avec une toaille et rapprocha la chandelle. Il avait les yeux rouges, les traits tirés par la fatigue. Il poussa un peu plus la chandelle vers moi, en scrutant mon visage, je scrutai le sien.
— Mathilde, voilà aujourd’hui quatre ans que nous nous connaissons. Nous arrivons à un croisement où nos routes vont se séparer. Je suis arrivé en templier masqué dans la maison d’Isabelle, et tout le monde sait à présent ce qu’il en est. Vous devez comprendre que je pourrais devoir fuir sans crier gare.
J’acquiesçai.
— Surtout en ce moment.
Il inspira profondément.
— L’ordre du Temple en Angleterre et au pays de Galles a été anéanti ; de fond en comble. Vous n’ignorez point que les templiers qui n’ont pas été arrêtés sont dorénavant des clandestins. Les affidés de Philippe nous ont pourchassés en France, au Hainaut, en Flandre, au-delà du Rhin même, mais en Écosse nous sommes à l’abri. Bruce a créé un havre, un sanctuaire pour nous. Des templiers d’Angleterre, du pays de Galles et d’Irlande s’y sont réfugiés, avec d’autres venus de France, de Castille, d’Aragon, d’Italie et des États rhénans. Mathilde, voilà des années que ces hommes sont persécutés. Ils ont ouï les histoires les plus terribles sur la façon dont on a traité leurs frères dans les cachots du Louvre et ailleurs dans le royaume de Philippe. Les malheureux ont subi le supplice du chevalet. On a distordu leurs corps ; on les a attachés aux échafauds, brûlés et ébouillantés. On leur a coupé les membres, on leur a arraché les yeux et tranché les oreilles.
Il baissa la voix.
— Mais vous savez tout cela. C’est une lutte à mort entre le Temple et Philippe, ses ministres, sa famille ; ce qui inclut notre souveraine. Les templiers se sont rassemblés en Écosse, le cœur débordant de courroux, les oreilles retentissant d’épouvantables récits. Ils veulent se venger.
Bertrand s’interrompit.
— Bruce a envoyé deux armées au sud. La première commandée par James Douglas, un combattant expérimenté et impitoyable…
— Et la seconde sous les ordres d’Estivet, le chef des templiers ? suggérai-je.
Il hocha la tête.
— Celle d’Estivet comptait environ deux ou trois cents hommes, auxquels il faut ajouter les templiers écossais et les soldats de l’armée de Bruce favorables à notre cause. Leur avancée fut rapide. Personne, là-bas sur la lande, ne leur a résisté. Ils ont emprunté des sentiers discrets et se sont cachés dans des bosquets et des bois. On peut chevaucher toute la journée sans croiser âme qui vive. Estivet et son armée n’avaient qu’un désir : retrouver les Noctales, leur livrer bataille et les anéantir. Ils savaient que les Noctales étaient en garnison à Tynemouth. Ausel s’est porté volontaire pour jouer les faux guides et Alexandre de Lisbonne, un couard, a mordu à l’hameçon.
— Ont-ils été massacrés ?
— Oui, tous, à l’exception de celui qu’on a laissé fuir afin qu’il apporte la sinistre nouvelle à Tynemouth. Alexandre de Lisbonne et les Noctales ont été taillés en pièces. Il n’y a pas eu de quartier. Les corps ont été jetés dans des tourbières et des marais ; les harnais, les armes, les armures et les chevaux ont été emportés pour notre propre usage et on ne les reverra pas. La joie est grande au sein de l’armée des templiers en Écosse. Bien sûr, Philippe de France sera fou de rage.
— Les templiers ont-ils pris part à
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