Le règne du chaos
métayers à la grande abbaye de Rievaulx. Dieu a voulu que je naisse avec ça.
Il effleura la curieuse tache sur sa joue.
— Dès ma naissance j’étais destiné à la solitude. Je ne voulais point qu’on me raille. Les bénédictins de Rievaulx m’ont généreusement accueilli dans leur maison et m’ont instruit. Je suis devenu le meilleur fauconnier, le meilleur chasseur de l’abbaye. Nul oiseau de proie ne m’est étranger ; je les reconnais tous. Je sais leurs habitudes, leurs manies, leurs faiblesses, leurs maux, ce qu’ils doivent manger, l’art de les abriter, de les protéger, de les soigner. Avant mes vingt printemps j’étais déjà maître fauconnier et ma réputation s’étendait, non seulement en tant que chasseur mais aussi en tant que serviteur fidèle. C’était à l’époque du feu roi. Quatre ans avant sa mort, Édouard est venu à Rievaulx. La vénerie le passionnait ; il aimait surtout les faucons et les gerfauts. Je lui fus présenté et je l’emmenai à la chasse dans les marais. Après notre retour à l’abbaye, le roi insista pour me nommer fauconnier royal. L’abbé n’osa refuser, d’autant plus que j’étais très ambitieux.
Le Pèlerin sourit.
— Oh, je n’ignore pas les rumeurs qui courent sur feu le roi ! Il lui arrivait d’être dur et impitoyable, voire, parfois, cruel et violent, mais si vous lui donniez un gerfaut ou un faucon il était doux comme une colombe. Il m’appréciait lui aussi. Nous devisions comme père et fils. On me chargea des volières royales à Queen’s Cross, près du palais de Westminster. Le roi se déclara fort satisfait. J’étais responsable des oiseaux du monarque. Quand l’un d’entre eux tombait malade, je pouvais, si nécessaire, faire quérir un médecin et même fabriquer un moulage en cire de l’animal afin de dépêcher un messager royal à Cantorbéry pour qu’il le dépose devant la châsse de saint Thomas Becket. Le souverain était un maître exigeant. Il fouettait de sa ceinture, ou de tout ce qui lui tombait sous la main, quiconque blessait un faucon ou se montrait négligent. Mais avec moi il était tendre comme une mère. Il arrivait, quand il venait voir les volières, qu’assis sur un banc de bois, nous partagions un pichet de vin. J’étais au paradis. Jamais le monarque ne fit la moindre allusion à mon visage. Il me décrivait simplement comme le meilleur des serviteurs. J’ai cru qu’il en irait toujours ainsi, jusqu’au début du printemps, l’année où mourut Édouard.
Le Pèlerin reprit son souffle.
— J’avais été convoqué à Westminster, dans la Chambre peinte, au centre des appartements royaux du vieux palais. Je dus me morfondre quelque temps avant qu’Édouard me fasse entrer. Il avait acheté un nouveau manuscrit venu de France sur le dressage des lanerets et des faucons pèlerins et voulut absolument en lire des passages à voix haute afin d’avoir mon avis. Je me souviens si bien de cette journée ! Des rayons de lumière traversaient les vitraux. L’armure du roi, des ceinturons, des souliers, des bottes, étaient éparpillés dans la pièce. La table était jonchée de manuscrits. Le roi était heureux ; on aurait cru qu’en me parlant il oubliait ses soucis, ses préoccupations. Un chambellan est venu annoncer que le prince de Galles et Lord Gaveston attendaient d’être reçus. Le souverain rechignait. J’avais eu vent des désaccords entre le père et le fils. Le roi était fort contrarié par la présence de Gaveston et, plus important encore, par la profonde affection qu’éprouvait son fils pour un Gascon de basse extraction. Cependant il les accueillit tous les deux dans sa chambre. Il y eut un échange de politesses. Puis Édouard demanda à son fils pour quelle raison il désirait le voir. Le prince et le favori me lancèrent un coup d’œil comme si je n’aurais pas dû être là, mais le monarque perdait patience : sa paupière droite commençait à tomber, son visage était congestionné, ses mains tremblaient un peu. Il vieillissait et s’affaiblissait. Les campagnes en Écosse avaient laissé leur trace. Gaveston se tenait près de la porte ; le prince de Galles avait pris place sur un banc rembourré devant son père. Je n’avais d’autre choix que de rester : le roi ne voulait point me congédier. Le prince évoqua son amitié pour Gaveston, affirma que c’était un noble seigneur, son doux frère. Édouard fit un signe de tête, mais le
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