Le règne du chaos
que je pouvais disposer. Quelques minutes plus tard, Bertrand et moi franchissions la porte du Golgotha sous les recommandations du frère lai qui, faisant office de portier de nuit, nous criait d’être prudents. Nous traversâmes la rue pour pénétrer dans Pig Sty Alley, à coup sûr une des ruelles de l’Enfer. On avait l’impression de passer d’un monde à un autre. Demontaigu tira ses armes. L’éclat de l’acier nu fit reculer les rôdeurs dans la pénombre des étroites entrées de venelles ou de masures. Des hurlements, des appels angoissants résonnaient. Au-dessus de nos têtes, une lumière brillait parfois à une fenêtre. Des bruits montaient des ténèbres : geignement d’un mendiant, propositions d’une catin, tintements de piécettes, jappement d’un chien. Le péril nous cernait, comme si la nuit dissimulait de malveillantes créatures guettant le faux pas ou l’erreur fatale. La puanteur était telle que je dus me couvrir la bouche et le nez, et je fus soulagée d’apercevoir la lueur d’une porte ouverte surmontée de l’enseigne grinçante annonçant qu’il s’agissait du Pot-au-feu.
L’intérieur m’étonna. Je m’attendais à un bouge infâme, humide et sale, mais Le Pot-au-feu était propre. Sur le sol bien récuré, la jonchée était fraîche et parsemée d’herbes. L’odeur n’était pas très agréable, la grand-salle étant éclairée par de hautes et épaisses chandelles de suif fixées sur des plats ou fichées dans des supports. Le tavernier, un homme ventripotent à la taille ceinte d’un tablier ensanglanté, semblait faire régner l’ordre ; d’une main il serrait une lourde chope et, de l’autre, une trique, tandis que des hommes à sa solde étaient attroupés autour de l’huis ou installés à des tables. Il nous dévisagea de la tête aux pieds.
— Envoyés de la Cour, je vous attendais, déclara-t-il d’une voix pâteuse.
Il nous fit faire le tour du comptoir et pénétrer plus avant dans la pièce en forme de « L ». Au fond, dans une alcôve, le Pèlerin des Terres gâtées était assis sur un tabouret derrière une table. Nous nous installâmes. Demontaigu, courtois, commanda des chopes de bière, précisant qu’il voulait la meilleure, servie dans des gobelets propres.
— Et quoi encore ? dit l’hôte en riant tout en s’éloignant d’un pas pesant.
Le Pèlerin, toujours en habit de franciscain, avait repoussé son capuchon. Il paraissait plus détendu. Il avait choisi sa place avec sagacité, proche d’une fenêtre d’où il pouvait surveiller les gens qui entraient dans la taverne. La grande pièce était assez calme. Des rires, des cris, parfois stridents, retentissaient, des femmes allaient et venaient, mais le vrai vacarme montait d’au-dessous. Le Pèlerin nous expliqua qu’un combat de coqs se déroulait dans la cave. Ensuite deux furets primés s’opposeraient : il s’agissait de compter combien de rats chacun pouvait tuer avant que la chandelle des heures passe d’un anneau à l’autre. Nous parlâmes du Pot-au-feu et le Pèlerin nous régala d’anecdotes pendant qu’on nous servait la bière. Il s’interrompit quand des exclamations de triomphe s’élevèrent de la cave. Je jetai un coup d’œil par la fenêtre aux volets ouverts. Des rais de lune traversaient le jardin, un endroit fantomatique. Je me remémorai les paroles du prieur au sujet d’Eusebius et de sa demande de confession. En allait-il de même pour cet étranger ? Le Pèlerin se pencha et me tapota la main.
— Madame, vous sentez-vous en sécurité ?
— Non, répondis-je. Pourquoi serait-ce le cas ? Me voici en compagnie d’un individu qui se fait appeler le Pèlerin des Terres gâtées, qui feint aussi d’être un frère, quelqu’un qui n’a pas de nom. Quelqu’un qui, comme un chat, se glisse et sort à sa guise du prieuré, endroit où trois hommes ont été vilement occis.
— C’est juste. Le prieuré est devenu un champ de sang. Je dois me méfier ; vous également.
Je scrutai cet homme madré tout en regrettant l’erreur que j’avais commise plus tôt : je l’avais ignoré. J’avais été si absorbée par les affaires de la Cour que j’avais oublié que la résidence du roi au prieuré devait attirer l’attention d’autres personnes mises au ban de la société.
— L’avez-vous volé ? demandai-je en désignant son costume.
— On me l’a prêté.
Il repoussa son gobelet et posa les coudes sur la
Weitere Kostenlose Bücher