Le règne du chaos
l’ancien roi à Westminster.
— À votre avis, qui avait ourdi ces attaques ? questionnai-je.
— Seuls Dieu et ses saints le savent. Le roi, le prince, Gaveston, les trois ? Mais j’ai bien compris que je n’aurais jamais, jamais, dû me trouver dans cette salle. S’il ne s’agissait que d’une vulgaire calomnie, pourquoi vouloir me supprimer parce que je la connaissais ? Promenez-vous dans York ou Londres, entrez dans les tavernes, les cabarets, et vous entendrez moult histoires salaces sur les grands de ce monde, les seigneurs de la terre.
— Avez-vous déjà, demanda Bertrand, essayé de découvrir s’il y avait du vrai dans ces ragots ?
— J’ai battu les chemins. J’ai visité les résidences royales où le prince aurait pu séjourner dans son enfance. J’ai ouï parler d’un incident, mais sans signification. Comme je dis, si les commérages et les médisances étaient des pièces d’or, je serais riche.
— Pourquoi donc être venu à York ? Pourquoi nous narrer cela ?
— Parce que vous, madame, devez le raconter à la reine.
— Pour quelle raison ?
Le Pèlerin contempla le courtil. Je suivis son regard. L’endroit, sous le pâle clair de lune, était lugubre. Quelque part, un chien aboya. Tout près la proposition d’un vendeur de reliques, qui offrait les articles les plus minables sous l’appellation d’objets sacrés, déclenchait des rires rauques. Une souillon, harcelée par un client ivre, hurlait des injures. L’hôte réclama le calme d’une voix de stentor. La nuit étant complètement tombée, on avait allumé des lampes à huile et des chandelles supplémentaires, et les ombres grouillaient dans la taverne.
— Êtes-vous ici pour vous venger ? voulut savoir Demontaigu.
— Que nenni, messire, je suis ici pour que justice soit rendue. J’étais innocent. J’étais là où le souverain désirait que je sois. Ma vie a été détruite, simplement à cause de ce que j’ai vu et entendu. Mon frère a été vilement tué, laissant une veuve et un orphelin. Si la chose était sans importance, comment expliquer cette perte ? Alors oui, je réclame justice.
— Croyez-vous Édouard et Gaveston coupables de ce drame ?
— J’ai cheminé sur toutes les routes, tremblé dans le désert, dormi dans d’humides bois sombres. Je me suis abrité dans des étables et des porcheries. Je mourrai, un jour. Je veux expliquer à quelqu’un, à une autorité, à un puissant, les raisons de ce dramatique changement dans ma vie. J’ai pensé à l’influence que Gaveston exerce sur le souverain. Le tourmente-t-il avec ça ? Se gausse-t-il ? Le tient-il à sa merci ? Et ces meurtres ?…
Il prit une profonde inspiration.
— Ceux des Aquilae ? Étaient-ils au courant du secret détenu par leur maître ? Est-ce pour cela qu’ils ont été occis ? Bon…
Il repoussa son gobelet.
— Madame, il est temps de partir. Je ne reste jamais longtemps à un endroit, mais, en fin de compte, c’est vrai, je suis venu pour faire justice, peut-être me venger. Je n’ai raconté mon histoire à quiconque, hormis une personne.
— Qui ? interrogeai-je.
— Un prêtre, sous le sceau de la confession : un franciscain, dans son prieuré à Londres. Je suis allé me confesser pour être absous avant de me rendre à York. Même en arrivant ici je n’ai osé aller ni chez mon père ni à l’abbaye, au cas où…
— Votre confesseur ? insistai-je.
— Il m’a demandé de jurer sous le sceau de la confession que je ne mentais pas. Il m’a dit qu’en pénitence je devrai revenir pour narrer à quelqu’un en qui j’avais confiance – à un grand – ce que je savais. Une fois à York, j’ai prêté l’oreille aux bavardages de frère Eusebius. J’ai observé la Cour et le prieuré. Madame, vous avez une réputation de probité. Sa Grâce, la reine, n’a pas commis de crime ; ne devrait-elle pas être instruite du secret qui m’a détruit, moi et ceux que j’aime ?
— Où irez-vous maintenant ? s’inquiéta Bertrand.
— Je vais regagner Londres.
Le Pèlerin se leva brusquement.
— Venez, dit-il.
Il montra la venelle.
— Pig Sty Alley, à cette heure tardive, n’est pas sûre.
Demontaigu appela le tavernier et régla nos boissons.
Nous sortîmes dans la ruelle. Bien des années se sont écoulées, pourtant je me souviens avoir marché dans ce boyau puant, cet enchevêtrement d’ombres, avec ses étranges silhouettes de
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