Le règne du chaos
courroux qu’on pouvait lire dans ses yeux montrait à quel point il détestait le favori. Le prince exposa alors une requête des plus surprenantes : il voulait qu’on donne à Gaveston le duché de Cornouailles ou les comtés de Ponthieu et de Montreuil, en France.
— Quoi ? s’exclama Demontaigu.
— Oui.
« Le prince réitéra sa requête : le duché de Cornouailles ou les comtés de Ponthieu et de Montreuil. Le roi bondit, les poings serrés, lançant des regards furieux à son fils. Il grommela quelque chose entre ses dents, puis il attaqua son fils. Il le saisit par les cheveux, l’arracha à son siège et le traîna à travers la chambre. Il lui frappa la tête contre le mur, le jeta au sol et le bourra de coups de pied. Le prince criait, hurlait. Le roi ne disait rien ; ce n’était qu’un vieillard grisonnant qui corrigeait et battait son fils. Près de l’huis, Gaveston, l’air complètement terrorisé, semblait pétrifié. Le roi cessa de frapper, les mains sur les genoux, haletant, puis il rugit : “Fils de putain, bâtard d’intrigant ! Si j’avais un autre héritier, je lui donnerais tout. Tu veux concéder des terres ! Toi qui n’as onc conquis un arpent de territoire ! Distribuer des honneurs à quelqu’un comme ça – fils de putain !” Le prince s’était alors éloigné à quatre pattes. Il se tourna vers son père. Tout effrayé et contusionné qu’il ait été, il n’en restait pas moins provocant. “Comment osez-vous, vociféra-t-il, comment osez-vous me traiter de fils de pute et traîner ainsi dans la boue ma mère, votre épouse ?”
Le Pèlerin s’interrompit et embrassa la salle du regard. Il s’humecta les lèvres d’une autre gorgée de bière.
— Bien sûr, vous n’ignorez pas qu’Éléonore de Castille fut le seul et unique grand amour du vieux roi. Quand cet incident eut lieu, elle était dans sa tombe depuis une quinzaine d’années. Le roi écouta son fils puis s’approcha, le doigt levé. « Tu crois être un prince. Par le droit divin je vais te dire quelque chose. Je te regarde. Je me remémore les histoires prétendant qu’on t’a échangé à ta naissance. Les as-tu ouïes ? En as-tu jamais entendu parler ? » Le prince se contenta de lui répondre par un coup d’œil morne. « Toi, avec tes serviteurs et tes amis de basse condition, toi qui aimes bêcher, te promener en barque et chaumer une maison ! Sais-tu ce qu’on clabaude ? » Le souverain s’accroupit, le visage à quelques pouces de celui de son fils. « On raconte qu’enfant mon héritier a été attaqué par une truie. La nourrice qui s’occupait du nourrisson a échangé mon vrai fils contre toi, le bâtard d’un paysan ! Dieu m’en soit témoin, j’ai toujours rejeté cela comme un commérage, mais à présent je me pose des questions. Si cette nourrice était vivante je saurais la vérité, mais quant à toi et ton prétendu frère, vous n’aurez rien ! Tu comprends ? Rien du tout ! Dehors ! »
Le Pèlerin s’interrompit derechef.
Sa façon de narrer témoignait de la véracité de ses dires. J’en savais assez sur feu le roi pour que son ire ne me surprenne pas, mais c’était la première fois que j’entendais cette histoire. En fait, on colportait le bruit, à la cour de France, que le roi et son fils se querellaient souvent, en venaient même aux coups, mais rien de ce genre.
— Gaveston et Édouard sortirent, reprit le Pèlerin. Le monarque se tourna vers moi, le visage rouge, l’écume aux lèvres. Il me regarda comme s’il me voyait pour la première fois, puis, d’un geste de la main, me renvoya. Je m’enfuis. Je crus d’abord que l’affaire n’aurait pas de suite. Le roi fut occupé par les préparatifs de sa grande expédition contre les Écossais. Le Conseil se réunit. Des lettres de bannissement contre Gaveston furent émises. Or, madame, j’étais à Londres, depuis un certain temps. Je portais la livrée royale. J’avais une épée et un poignard, et jamais on ne m’avait abordé. Pourtant, dans les deux mois qui suivirent cette terrible confrontation dans la Chambre peinte, je fus attaqué pas moins de trois fois, dans et près de Westminster, par des hommes encapuchonnés et masqués. Je ne leur échappai que parce que je cours vite et suis expert au maniement des armes. Quand j’étais aux volières, il m’arrivait parfois de dormir dans le petit fenil. Certes, je disposais de ma propre chambre
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