Le rêve de Marigny
de sa tâche pouvait tenir la souffrance en respect.
Au début de l’été il s’était enfermé, il avait étudié une montagne de dossiers et écrit des centaines de lettres, il avait répondu dans le détail le plus minutieux à des requêtes qui ne méritaient pas tant d’attention. Y avait-il eu un été en 1754 ? Peut-être, mais le soleil est insolent dans une saison de deuil. Abel se souvenaitqu’il avait aimé les mois ensoleillés. Il s’était plu alors à fuir la touffeur de Paris, la moiteur de Versailles pour se réfugier en famille sous les arbres de Bellevue, ou dans l’intimité de Marigny. Les beaux étés étaient déjà du passé. À force de travail la saison passa et Abel l’avait oubliée. Le soir venait maintenant plus tôt, on frissonnait malgré les premières flambées. Abel travaillait toujours, et il recevait. Tout était lié, c’était le même lot. La vie continuait.
Ce soir d’octobre on avait allumé tôt tous les candélabres dans l’hôtel de la rue Saint-Thomas-du-Louvre. Abel recevait quelques amis à souper. Il les accueillit en fanfare. Jeanne ne lui avait-elle pas appris depuis l’enfance à se maîtriser, à ne jamais laisser transparaître ses sentiments ?
— Chapeau bas, messieurs, me voilà marquis !
Les convives étaient tous des intimes, et au premier rang Soufflot et Cochin. Les yeux de Marigny – c’était maintenant son nom – pétillaient de malice.
— Comme vous le savez, messieurs, je ne suis marquis que « d’avant-hier ».
Les rires fusèrent. Ceux qui l’entouraient savaient qu’il pouvait avec beaucoup d’esprit tourner en dérision les honneurs qui lui étaient échus. En l’occurrence il moquait davantage ceux qui s’étaient gaussés de lui. Attention toutefois, il n’aurait pas supporté que la plaisanterie vînt d’autrui et quand on lui manquait il pouvait cingler l’importun d’un regard glacial et d’une réplique dont il aurait du mal à se remettre. Il avaitreçu la meilleure éducation qu’on pouvait donner au gentilhomme qu’il n’était pas et il avait plus d’à-propos que beaucoup de ceux qui se seraient avisés de l’attaquer de front.
À la mort de son père, si récente, Vandières avait hérité de la terre et seigneurie de Marigny, et le roi avait aussitôt érigé la terre en marquisat. Le 9 octobre, le nouveau marquis avait été selon l’usage présenté au roi et à la famille royale et deux jours après il montait dans les carrosses du roi. Le temps était maintenant venu d’assumer le cadeau royal et de célébrer son élévation avec ses amis.
— Nous direz-vous, monsieur, attaqua Cochin, quels sont les grands travaux qui attendent le nouveau marquis ? Dites-nous tout ! Vous avez, je crois, de grands projets.
Marigny fit mine de réfléchir, se composa un air grave, prit son temps. Puis…
— De grands projets, oui, et qui ne peuvent attendre.
On prêta l’oreille.
— Vous allez comprendre. Il y a trois mois que monsieur le duc de Bourgogne et madame sont entrés dans leurs nouveaux appartements. Ceux desquels ils sortent étaient anciennement à monsieur le prince de Condé et monsieur le comte de Charolais et dernièrement à monsieur le prince et madame la princesse de Condé. Ce changement des Enfants de France d’une part et de l’autre les ouvrages nécessaires à faire dans le nouvel appartement du prince de Condé obligent madame de Villars à déloger à cause de la construction des deux cheminées qui passent par son logement.
L’exposé avait été fait avec le plus grand sérieux et l’assistance, un peu perdue dans les méandres du discours, ne savait plus s’il fallait rire ou feindre l’intérêt.
— Vous comprenez le problème ? insista Marigny.
— Non ! osa Cochin.
— Il faut reloger madame la duchesse de Villars.
— Oui…
— Mais on ne relogera madame la duchesse de Villars qu’en délogeant quelqu’un d’autre. En chaîne cela va faire du mouvement.
Cochin avait détecté la petite lueur ironique dans l’œil de son ami, il rit le premier.
— Ce n’est pas le seul chantier qui me soit en charge aujourd’hui, enchaîna Marigny. Madame la marquise de la Rivière demande, pour son logement, de faire une cheminée dans sa garde-robe, de parqueter et lambrisser à neuf son cabinet de compagnie, de poser deux doubles-châssis pour empêcher que la pluie ne traverse les croisées…
— Pitié ! s’exclama Cochin.
Le
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