Le rêve de Marigny
grandes opérations dont vous êtes chargé dans les Bâtiments suffisent autant à vos occupations, qu’elles suffiront un jour pour votre gloire. »
Marigny était doublement satisfait. Soufflot obtenait un chantier d’importance, il pourrait y démontrer tout son talent, et l’ampleur même de l’œuvre qui lui était confiée l’obligerait à s’installer complètement à Paris, ce dont Marigny le pressait depuis longtemps.
Marigny n’avait pas d’autre choix que de se mouvoir dans un environnement peu fiable quand il n’était pas franchement hostile. À Versailles certains guettaient avec ardeur sa chute dont ils se plaisaient à répandre la prophétie. Dans le cadre même de sa charge il devait compter avec une hostilité feutrée mais bien ancrée, particulièrement chez les architectes dont il n’arrivait pas à comprendre la raison qui les rendait plus susceptibles que les peintres ou les sculpteurs. Au premier rang il y avait évidemment Gabriel. Tant pis ! Il fallait s’arranger des difficultés dues aux caractères, même si certains étaient bien épineux. Pour son bonheur il y avait aussi ceux qui partageaient avec lui une même sensibilité artistique, un bel enthousiasme pour la création, ceux qui voyaient demain plus joli qu’aujourd’hui et s’employaient à le préparer. Ils étaient ses amis, ils enrichissaient sa vie. Un nouveau venu apparut en 1754 dans le cercle de ses proches : c’était Marmontel.
Le jeune auteur affichait une trentaine heureuse. La silhouette déliée, il allait vite, et c’était fait pour plaire à Marigny toujours pressé qui n’appréciait ni la mollesse ni la nonchalance. Il avait un visage avenant, des yeux vifs, pétillants, un port de tête conquérant. Cet homme était tout en vivacité, on le devinait avide de croquer la vie à belles dents. À l’observer on s’attendait à toutmoment à voir ses narines frémir à quelque parfum ou ses traits s’épanouir dans un grand rire en cascade. Tout en lui annonçait le joyeux compagnon et rien ne laissait encore supposer le moraliste qu’il allait devenir. Mais la morale revenait à la mode et tout homme de lettres qui ambitionne quelque succès se doit d’écrire dans l’air du temps. Ne pouvait-on être un moraliste heureux de vivre ?
Quand il pénétra ce matin de juin 1756 dans les bâtiments de ce qu’on nommait toujours à Versailles la surintendance quand bien même les surintendants avaient de longtemps fait long feu, il avait plus que jamais le pas vif et la mine joviale.
— Toujours aussi matinal, Marmontel !
Marigny avait levé le nez d’une liasse de demandes et de réclamations qui ne semblait pas le mettre de très joyeuse humeur mais l’arrivée de son secrétaire lui apportait une bouffée d’air frais.
— C’est que je tenais, monsieur, à être un des premiers à vous féliciter pour la distinction dont le roi vous a honoré.
Marigny sourit. Marmontel connaissait bien ce sourire qui n’était pas de contentement béat et marquait par sa retenue la distance que l’homme prenait devant l’événement. La nouvelle était tombée la veille, le 27 juin 1756. Le roi accordait à Marigny la commission de Commandeur secrétaire de ses Ordres. Pour parler plus simplement Marigny venait par cet artifice de recevoir le fameux « ruban bleu », celui de l’ordre du Saint-Esprit.
— Le roi me décrasse, commenta le nouveau dignitaire.
— Votre noblesse, monsieur, est celle de l’âme, elle vaut bien celle du sang.
Marmontel n’avait pas été désarçonné par la dérision que Marigny exerçait volontiers vis-à-vis de lui-même. Ce n’était pas la première fois que son supérieur semblait vouloir connaître son sentiment sur quelque chose qui le touchait. Attention terrain glissant ! Marmontel était d’une grande finesse et il connaissait son Marigny par cœur. Il savait combien le Directeur des Bâtiments craignait la raillerie, comme il en était facilement blessé. Il savait choisir ses reparties sans obséquiosité ni insolence. Il avait appris très vite à doser le ton et les propos. Étaient-ils seuls ? Marigny lui montrait une réelle amitié. Le secrétaire s’y adaptait avec un rien de réserve. La marquise lui avait fait la leçon, il ne devrait jamais lui manquer. En présence d’un tiers, Marigny, toujours bienveillant, gardait la distance du supérieur au subalterne, Marmontel se coulait tout aussi aisément dans le moule. Ainsi
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