Le rêve de Marigny
Il nourrissait une grande tendresse pour sa nièce. Elle était vive, intelligente, drôle. Elle était aussi affectueuse en diable, se jetant à son cou à chacune deses visites avec une spontanéité que Jeanne essayait toujours de réprimer au nom de l’éducation des jeunes filles. Elle avait appris à lire et à écrire, très vite, pendant son absence, et il lui avait adressé personnellement une lettre de Naples pour lui faire savoir à quel point il était fier de ses progrès. Il lui avait décrit pour la distraire la chasse qu’il avait faite avec le roi des Deux-Siciles et la joie de la petite fille avait été telle qu’elle avait lu la missive à François Poisson. Pourquoi la marier si tôt ? Duchesse ! Il avait du mal à comprendre cette rage de toujours monter.
Abel avait mille preuves de l’amour indéfectible que Jeanne vouait à sa fille. Elle la prenait près d’elle le plus souvent qu’il lui était possible et le roi, qui ne dédaignait jamais de jouer avec les enfants, l’aimait beaucoup. Le problème était que Jeanne, élevée si haut, voulait la même gloire pour toute sa famille et ce mariage lui semblait sans doute le plus beau cadeau qu’elle pût offrir à Alexandrine. Abel pourtant était incapable de se retenir d’une certaine inquiétude.
Vandières était aussi occupé qu’à l’accoutumée ce mercredi 15 juin 1754. Tout était urgent ! Comment en aurait-il été autrement ? Il fallait faire des changements dans la cuisine de madame la princesse d’Henrichemont, refaire les lambris de son cabinet de compagnie et réparer quelques fenêtres. Elle attendait tout cela depuis six mois et commençait à s’agiter d’importance. Les appartements du Louvre, et les ateliers, posaient autant de problèmes. Les peintres et les sculpteurs se plaignaient d’y être l’hiver transformés en bonshommes de glace, et ce n’était pas loin de la vérité, avec l’été ils y manquaient cruellement d’air. Fallait-il rebâtir le Louvre ? Vandières se serait bien laissé aller à une sainte colère qui aurait eu peut-être le mérite de laisser tout le monde pantois quelque temps. Impossible ! Les artistes étaient gens sensibles et comme les chats il était préférable de les flatter. Il enverrait Cochin leur rappeler combien le Directeur des Bâtiments les estimait. Certains attendaient une pension et s’irritaient de ne rien voir venir, et c’était bien simple ils ne pouvaient même plus manier le pinceau tant ils se sentaient abandonnés. D’autres avaient déjà la pension, mais diable elle était trop chiche ! Il fallait lire tous les rapports, les annoter avec le plus grand sérieux, tout cela faisait partie de sa charge. Il pestait en lui-même car il n’avaitguère la manne qui aurait permis de contenter tout ce monde remuant. Il fallait s’enquérir, réfléchir. Qui avait de toute urgence besoin d’un secours ? Qui tentait simplement de tirer la couverture à soi ? Cochin devait savoir tout cela. Et s’il ne le savait pas il irait voir. Cochin encore, Cochin toujours ! À propos, en quels moments Cochin trouvait-il encore le temps de dessiner ? Vandières reprit sa pile de requêtes qu’il continua d’annoter. On frappa. Il releva la tête, répondit avec mauvaise humeur. Fallait-il être dérangé quand il avait déjà tant de mal à s’attacher à ce fatras de réclamations ? C’était un message urgent de la marquise de Pompadour. Il déchira le pli, impatient. Livide, il relut la lettre de Jeanne. C’était impossible ! Puis lentement l’inconcevable réalité s’imposa.
Alexandrine venait de mourir.
Quand Abel parvint rue Saint-Honoré au couvent des Dames de l’Assomption où Alexandrine recevait l’éducation d’une fille de grande famille, la petite fille reposait déjà dans la chapelle. Jeanne qui avait eu un malaise grave en apprenant le malheur était encore à Bellevue entre les mains des médecins qui la saignaient. Il trouva Etiolles auprès de sa fille, il avait pu être là en temps pour accompagner ses derniers moments. Il était décomposé. François Poisson était présent lui aussi. Présent ? Non. Son corps était là tassé sur un siège, son corps seulement. Il ne voyait personne. Ses lèvres frémissaient. Priait-il ? Un seul mot était intelligible et il revenait constamment, « Fanfan ».
Abel ne savait que faire de son grand corps un peu lourd dans l’espace étroit et confiné de l’austère
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