Le rêve de Marigny
rire de Marigny déferla sur la petite assemblée, il fut repris par tous.
— Voilà, messieurs, le quotidien du Directeur des Bâtiments. Bon, il y a aussi le projet de la place Louis-XV.
— Ah ! Nous y voilà ! Alors ?
— Il suit son cours. Le Premier Architecte du Roi s’efforce de dégager les idées les plus intéressantes que les architectes ont soumises lors du concours.
Tout le monde était redevenu sérieux mais Marigny ne voulait pas se laisser entraîner sur ce terrain-là, ses convives étaient trop nombreux ce soir. Ce n’était certes pas lui qui allait lancer des bruits. C’était à une fête qu’il les avait conviés, pour ce qui était des grands projets il était bien décidé à les laisser sur leur faim.
— Pour aujourd’hui, mes amis, j’ai assez parlé des Bâtiments. Nous avons un événement à fêter et c’est pour cela que nous sommes réunis. Goûtez-moi donc ce vin de Bourgogne.
La fête pouvait commencer.
À contrecœur, en rechignant, il fallut que le petit peuple de Versailles s’habituât à appeler le fils Poisson « monsieur le marquis de Marigny ». Ce ne fut pas sans grincements. D’Argenson orchestrait la médisance. « L’on désapprouve avec raison l’élévation ridicule et basse de monsieur de Vandières comme marquis de Marigny. L’on ne doute pas que dans peu d’années il ne soit fait duc et cordon bleu. »
Abel était résolu à ignorer les commérages, il était flatté de la distinction qu’il venait de recevoir, c’était la marque de l’estime que le roi lui portait. Rien que pour cette raison il ne supporterait pas que le marigot versaillais le moquât. Le souvenir de son père n’était pas étranger à son contentement. François Poisson, qui n’avait pas voulu prendre le nom de sa terre, souhaitait cet honneur pour son fils, le titre ajouté à l’affaire l’aurait comblé d’aise. Abel accepta finalement cette nouvelle dignité, comme il l’avait fait de la survivance des Bâtiments avec la plus grande simplicité. En cette fin d’année 1754 il avait toutefois bien d’autres urgences que de se repaître de sa nouvelle élévation. Les projets surgissaient de partout et l’affaire de la place Louis-XV était loin d’être menée à son terme. Aucun projet ne voyait le jour sans qu’on le guettât. Gabriel n’était pas le dernier à attendre un faux pas. Pourtantles plus obstinés restaient prudents, il était évident que Marigny avait l’estime du roi. Maintes anecdotes, cent fois racontées, tout autant commentées, prouvaient la bienveillance que le roi accordait au Directeur des Bâtiments.
Le récit de l’épiphanie 1755 avait fait le tour des galeries versaillaises confortant la certitude de la faveur royale. En cette circonstance Marigny avait été convié à partager la galette avec le roi. Pas d’épiphanie sans « tirer les rois » ! Le hasard fit que la première fève fût pour Marigny et comme la coutume le voulait il leva son verre, ce fut alors le roi qui le premier cria « le roi boit » ! Une seconde fève échut à une autre convive qui reçut la même ovation, permettant à Marigny de conclure « il y a ce soir trois rois autour de cette table ». Le roi s’en amusa beaucoup. Bien évidemment le mot fut répété, et commenté, à la vitesse d’un courant d’air sévissant dans les galetas de Versailles. Le roi aimait Marigny, il l’estimait, et il n’y avait d’autre parti que de l’accepter. Pour attaquer le Directeur il faudrait pour le moins biaiser.
Un autre grand chantier se profilait précisément à l’horizon depuis les dernières semaines de l’année écoulée. Il était temps de songer à construire l’église dédiée à sainte Geneviève que le roi avait promis de faire bâtir lors de sa guérison miraculeuse de 1743. Gabriel frémissait du désir de s’y consacrer, il s’en était déjà ouvert au roi car il était dans sa manière de passer au-dessus du Directeur des Bâtiments. Marigny n’avait pas l’intention de lui laisser le champ libre. Il avait d’autresprojets et il avait l’oreille du roi. Il proposa Soufflot. Soufflot fut accepté. Ce fut Marigny qui en signifia l’arrêt à Gabriel. « Tout est rangé, Monsieur, au sujet de l’affaire de Sainte-Geneviève, vous n’en serez pas chargé votre réputation étant faite. Je profite de l’occasion pour faire connaître au roi le mérite d’un artiste dont je fais cas. D’ailleurs les
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