Le rêve de Marigny
chapelle. Il tourna un temps autour du corps exposé, si menu. Deux religieuses égrenaient des chapelets ininterrompus, il ne put se joindre à elles. Le malheur était là, comment prier ? Un saint peut-être le pourrait. Lui, il n’était que le petit oncle de Fanfan. Comment Dieu avait-il pu vouloir que cette perfection faite petite bonne femme les quittât ? Il ne pouvait pas prier, alors il laissa affleurer les souvenirs, Alexandrine à son retour d’Italie, elle avait six ans.
« Mon petit oncle, racontez-moi encore l’éléphant du roi des Deux-Siciles ! Était-il bien grand ?
— Très grand ! Mais vous le savez ! Je vous ai donné un dessin de Cochin. »
Elle battait des mains et riait, puis reprenait son sérieux.
« J’aimerais tant voir un éléphant ! »
Ses boucles blondes dansaient autour de son visage quand elle hochait la tête au cours de la conversation. C’était ainsi qu’il aimait se souvenir d’elle, spontanée, rieuse, vivante. Vivante ! Il pensait au portrait que Boucher avait fait d’elle. Il n’aimait pas ce portrait sophistiqué. Du rouge aux joues, un décolleté… une duchesse ? Une commande de Jeanne ! Pour mieux la marier peut-être ?
Alexandrine était tout le contraire de l’enfant au portrait. Elle n’avait pas dix ans, Abel l’aimait comme son enfant. Il cherchait à comprendre. Peut-on concevoir ce qui n’a pas de sens ? Alexandrine n’avait pas eu le temps de vivre. Elle n’avait même pas eu le temps d’êtremalade. Un malaise un peu diffus, des douleurs abdominales qui très vite étaient devenues violentes pendant que la fièvre s’installait. La mort était déjà là. Dans la chapelle les heures se succédaient, Abel restait figé dans sa détresse, il ne savait plus si le temps avait passé. Etiolles était parti, il lui avait seulement touché l’épaule en s’éloignant. Ils étaient l’un et l’autre au-delà des mots. Le soir tombait. François Poisson s’était encore un peu plus tassé sur sa chaise, Abel l’aida à se relever, l’entraîna. Allait-il résister, vouloir demeurer encore ? François Poisson que l’orgueil avait toujours tenu droit semblait avoir perdu toute velléité d’indépendance. Il se mouvait ce soir comme un automate mal réglé qu’il fallait assister dans le moindre mouvement. L’excès de la douleur, son injustice, étaient brutalement venus à bout de l’intraitable vieillard.
Les jours qui suivirent ne permirent de rien maîtriser. Abel faisait semblant. Il s’appliquait à mener au mieux le quotidien mais la douleur était là, tapie, elle allait sortir ses griffes si seulement on lui prêtait un moment d’attention. Il la tenait en respect par un excès de travail, il était sur tous les chantiers à la fois comme si toute chose devait être conclue avant la Saint-Jean. Les autres cherchaient comme ils pouvaient la parade à l’énormité de leur deuil, Jeanne dans une discipline de fer pour assumer toutes ses obligations à la cour, François Poisson dans la solitude de Marigny. Etioles s’était enfermé chez lui. Quelques jours passèrent dans l’horreur et le déchirement intime et dans le faux-semblant de la vie ordinaire.
Le 25 juin, un nouveau pli urgent ébranlait Abel qui tentait de s’étourdir dans la nécessité des travaux de routine. François Poisson venait de mourir à Marigny. Il y avait exactement dix jours qu’Alexandrine les avait quittés.
Abel avait-il conscience du temps qui s’écoulait ? On pouvait en douter. Il travaillait jusqu’au vertige, comme il avait toujours fait, et sans doute encore davantage. Les aménagements de Paris, les réparations de Versailles, les logements du Louvre, la susceptibilité des architectes, la subsistance des peintres, leurs sautes d’humeur, l’exaltation qui les embrasait puis les quittait les laissant tout pantois et tant anéantis que le pinceau leur échappait, la multiplicité, la diversité même des tracas qui étaient son lot quotidien absorbaient ses jours. Il y eut fugitivement quelques joies grâce à ces mêmes artistes qui l’assaillaient sans relâche et pourtant l’émouvaient toujours, quelques lueurs parfois illuminèrent un instant le fatras de ses soucis. Il n’avait levé le nez de ses papiers que pour aller jusqu’au Louvre, ou pour visiter les chantiers en cours. Il lui fallait cela. Si le travail lui avait manqué il serait allé le chercher. Il était blessé et l’intensité seule
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