Le rêve de Marigny
chacun restait content de l’autre.
Le sourire de Marigny se fit plus sincère. Marmontel avait bien répondu. Il n’avait pas éludé le problème, il avait discrètement fait allusion aux critiques qui fusaient déjà à Versailles et les avait condamnées d’une remarque de bon sens. Il l’avait fait vite, et bien, parce qu’il était sincère. Marigny ne pouvait que se féliciter d’avoir offert un emploi au protégé de sa sœur. Comme tant d’autres le jeune Marmontel arrivant à la conquêtede Paris avec toute sa fougue de jeune homme avide de gloire et en grand besoin d’argent avait eu l’intelligence de mettre ses pas dans ceux des hommes qui étaient dans l’air du temps. Parce qu’il avait du flair il ne s’était pas trompé dans ses choix. Voltaire avait été son premier parrain. Parrain, c’était beaucoup dire ! Marmontel savait comme chacun que l’auteur à la mode avait surtout soin de ses propres affaires, mais il connaissait tout autant les ravages qu’il pouvait faire d’une seule phrase. Marmontel l’avait flatté avec assez d’esprit pour ne pas tomber dans la flagornerie sans en attendre plus que des conseils puisqu’ils n’engagent pas, mais il était bon de l’avoir avec soi. Puis il avait continué sa quête. On n’avance pas seul dans la jungle littéraire parisienne quand on vient sans argent et sans protecteur de son Limousin natal. Les protecteurs, il fallait les chercher. Marmontel y avait mis toute son ardeur et, de relation en ami, il était parvenu jusqu’à Jeanne. Chapeau ! Ce n’était pas facile ! L’entreprise avait de quoi faire sourire Marigny. Le connaissant mieux il aimait bien cet ambitieux tranquille issu du monde modeste de la marchandise provinciale, opiniâtre à se faire un nom. Depuis qu’il avait osé s’attaquer à Paris, Marmontel avait déjà beaucoup lutté pour tracer son chemin dans les arcanes embrouillés et redoutables du monde des lettres. Comme l’abbé Le Blanc, mais sans en étourdir le monde, il visait l’Académie. Marigny pouvait comprendre ses combats, il avait eu un coup de cœur pour le personnage et en avait fait son secrétaire.
L’affaire s’était conclue de manière improvisée pendant un dîner intime qui réunissait, à Bellevue, lamarquise de Pompadour, le roi, et Marigny. Jeanne avait évoqué le souci où se trouvait l’auteur dont la dernière pièce venait de tomber. Elle savait qu’au-delà de la blessure de l’homme de lettres, sa situation financière s’en trouvait atteinte, or il avait tantes et sœurs à sa charge et ce joyeux luron à qui les femmes résistaient peu était aussi un homme de devoir, économe par nécessité, et un rien regardant par habitude.
— Je voudrais bien avoir un emploi à lui offrir, avait-elle déploré.
Abel avait proposé cet emploi. Dans la lettre qu’il avait adressée à Marmontel il décrivait ce secrétariat comme peu lucratif mais léger. Deux jours de travail par semaine et tout le temps pour taquiner les muses !
Depuis deux ans directeur et secrétaire s’étaient trouvés satisfaits de cette collaboration. Marmontel était d’humeur égale, au moins avec Marigny. Le bruit courait bien que son caractère avait quelques aspérités, qu’il était susceptible en diable, pédant, vaniteux et manquait de courage pour soutenir son opinion. Tout cela faisait sourire le Directeur des Bâtiments qui ne s’engouffrait jamais dans la ruée des rumeurs, il en connaissait trop la sottise. Il avait de l’estime pour son secrétaire.
Le cordon bleu dont Marmontel avait su si subtilement féliciter son directeur défrayait pourtant la chronique en ce début d’octobre 1756. Dans les eaux croupissantes des cancaneries versaillaises la dernière plaisanterie commençait en fanfare et persisterait de longues semaines. On y répétait à l’envi dans lesgrimaces et les ricanements que Marigny était « un bien petit poisson pour être mis au bleu » . Le monde replié des jaloux qui campaient dans les galeries avec le seul espoir d’y être vu était désespérément inchangé. Plus les railleries étaient sottes mieux elles plaisaient.
Marigny pressa le pas. Il traversa à grandes enjambées la cour qui le conduisait à l’appartement de Jeanne, gravit tout aussi rapidement les quelques marches qui y menaient, ne prit pas le temps de souffler. Le Directeur des Bâtiments allait toujours un train d’enfer, mille tâches réclamaient à chaque
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