Le rêve de Marigny
Rouillé, vient enfin d’accepter les estimations des deux hôtels qui lui appartiennent. C’étaient les seuls bâtiments dont le roi n’était pas propriétaire. Nous allons pouvoir donner encore quelques coups de pioche ! Ce sera la fin de la campagne de dégagement, Soufflot, bientôt vous travaillerez vraiment au Louvre !
Il y eut un silence. La pesanteur de toutes les contraintes accabla un instant les deux hommes, puis Soufflot balayant délibérément la morosité rattrapa le fil fragile de ses projets de la même façon qu’il se remettait aux travaux avec la même hargne après chaque retard.
— Je songe aujourd’hui à faire l’estimation des maisons à acquérir pour ouvrir un nouveau guichet du côté de la rue du Coq et de la rue Froidmanteau.
— Bien, approuva Marigny.
— Je ne fais là que reprendre une idée de Colbert.
— Elle est excellente.
— Je pense qu’il serait judicieux d’installer la bibliothèque du roi dans l’aile de la colonnade…
Le découragement s’était envolé, Soufflot rêvait à nouveau à « son » Louvre, la belle continuité du travail de Perrault. Marigny l’accompagnait, le grand dessein ils en viendraient à bout !
Il n’y avait pas que Jeanne qui attendait depuis des années l’inauguration de la statue équestre du roi sur la toute nouvelle place Louis-XV, la ville de Paris commençait à se désespérer d’une si longue attente mais, le 21 juin 1763, le grand jour était arrivé.
La statue équestre, œuvre de Bouchardon, était enfin érigée sur son socle. Aux quatre coins du piédestal quatre statues de Pigalle personnifiaient la Force, la Prudence, la Justice et l’Amour. L’ensemble était admirable. Les festivités étaient prévues sur trois jours et la fête battait son plein dès les premiers moments. Quel Parisien aurait boudé de telles réjouissances ? Une foule compacte était déjà massée autour de la place quand le cortège royal arriva en grande pompe. Quelle émotion ! Le roi était venu dans sa ville, et la ville s’en réjouissait. La foule n’en finissait pas d’essayer de reconnaître autour de lui les membres de la famille royale, les ministres, les maréchaux et les généraux, un prince, un duc, un comte. Tous étaient parés comme châsses à la Fête-Dieu. On en prenait plein les yeux ! C’était un spectacle qu’on ne reverrait pas de sitôt ! Tous ces beaux messieurs de l’escorte royale faisaient pompeusement le tour de la place et saluaient gravement la statue à l’effigie royale. Le spectacle valait bien d’y venir.
Dans l’ombre du souverain et de sa cour les artisans de ce nouveau haut lieu de la capitale défilaient aussi. Le Directeur des Bâtiments accompagnait le roi, il n’était pas certain que les badauds ici assemblés aient entendu parler de lui, mais le Premier Architecte du Roi était également présent. Son nom n’était pas inconnu à Paris, l’Architecte du Roi n’avait jamais péché par excès de modestie. Les mieux informés savaient qu’il avait donné le plan définitif de la place. La nouvelle place s’enrichirait bientôt de deux bâtisses dont l’une abriterait le Garde-meuble du roi. Savait-on que Soufflot, ici présent, travaillait aussi aux splendeurs qui allaient sortir de terre et qu’il avait précisément conçu l’escalier de l’hôtel du garde-meuble ? Marigny était agacé que les invités à l’inauguration n’aient que le nom de Gabriel à la bouche et que personne autour de lui ne souffle un mot de tous les talents qui avaient travaillé au projet. Il en fit la remarque à Cochin.
— Gabriel, bien sûr ! Mais Soufflot ?
— Soufflot est lyonnais.
— Est-ce rédhibitoire ?
— Non ! Mais il y a pire !
— Quoi d’autre ?
— Il n’est pas parisien !
Une fois de plus le petit Cochin avait ramené le sourire sur le visage de Marigny. Il était bien vrai que dans tous les domaines de l’art on payait bien cher de ne pas être de Paris. C’était aussi pour cela qu’Abel aimait bien ceux qui, comme Marmontel ou Soufflot, avaient su relever le défi.
Soufflot était bien indifférent à l’ignorance qu’on avait de lui. Il traînait un peu dans le cortège, sans se soucier d’être vu. Il semblait un peu distrait comme il l’était souvent, il parlait peu et regardait cette place sur laquelle il avait tant travaillé sans en venir à bout et réfléchissait comme s’il la découvrait. Nul doute qu’il
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